CARNETS FILMIQUES, CARNETS SONORES : DES ESSAIS DOCUMENTAIRES INTIMES ET COLLECTIFS
Les « carnets » ici considérés peuvent consister en des assemblages de fragments filmiques et/ou sonores. Ils forment des essais documentaires parfois personnels et esquissent une pensée à partir de choses vues, entendues, éprouvées. Le carnet s’apparente soit à un journal filmique et/ou sonore peu ou prou intime, soit à une chronique, en particulier quand il est conçu dans les multiples contextes antidémocratiques de ce premier quart du 21e siècle. Mais les propositions portant sur des initiatives collectives d’essais documentaires sont aussi ici particulièrement attendues. La forme du carnet se situe entre la spontanéité de l’expérience vécue et la réflexivité du temps long. Dans une perspective plurielle, ils oscillent entre élan partagé, bilan d’une société et importance de préserver la mémoire collective.
Pour les carnets sonores, autant que les carnets-essais filmiques, ce numéro de Regards sera particulièrement attentif aux expérimentations véritablement engagées artistiquement et politiquement. Que les propositions soient individuelles ou de groupes, elles devront concerner, conformément à la ligne éditoriale de la revue, la diversité du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et des pays méditerranéens. Les articles ne s’en tiendront aucunement aux exemples et quelques suggestions mentionnés dans cet appel à contributions.
Le carnet, une forme d’essai documentaire
Si le carnet écrit est souvent individuel, les formes filmiques et sonores s’ouvrent davantage à la pluralité. Et cela, d’autant plus dans des contextes autoritaires ou répressifs dans lesquels le droit à la parole et à l’image est détenu par une minorité. On pense notamment aux soulèvements populaires des années 2010 et à leurs échos sociopolitiques jusqu’à aujourd’hui, qui sont venus reposer la question de l’autoreprésentation des citoyen·nes. Comme l’écrivaient les membres de Bidayyat dans le texte de présentation du collectif, lors de la révolution syrienne des gens « ordinaires se sont retrouvés face à eux-mêmes à travers les images qu’ils avaient filmées de leurs propres mains ». Mais quelles réalités collectives s’agit-il de représenter dans ces carnets ? De la révolte, des revendications portées, jusqu’au siège, à l’occupation et à la destruction, le spectre des résistances est vaste. Au cœur de l’intensité ou au rythme du quotidien, les carnets de résistance documentaire portent des présences contre la normalisation et l’indifférence. Enregistrer s’apparente alors au dernier geste politique possible pour proposer une contre-visualité, s’opposer à l’effacement, affirmer sa présence par l’image, réclamer une visibilité pour être reconnu comme sujet humain à part entière.
Nous serons cependant également attentifs aux propositions venant questionner les dynamiques de ces images vernaculaires du quotidien. Les mutations médiatiques et les prétendues qualités démocratiques des nouveaux outils du récit de soi restent à interroger. Les réseaux sociaux et Internet nous demandent de repenser la forme-même du « carnet » filmique et sonore, aux frontières du journal virtuel. À titre d’exemple, le travail du collectif syrien Abounaddara vient déplacer les problématiques des images manquantes et complexifier la notion de droit à l’image des personnes vulnérabilisées en réclamant le respect de la dignité des corps des victimes du régime de Bachar Al-Assad. Contre l’apologie du témoignage amateur (images filmées au téléphone portable et postées sur les réseaux sociaux), le collectif défend depuis 2011 une représentation de la société syrienne par elle-même, dans sa complexité.
Cet axe de recherche autour des démarches collectives invite tout autant à s’intéresser au travail régulier d’un collectif en particulier, faisant office de chronique sur le temps long (par exemple, Mosireen en Égypte, ou les cinéastes de Still Recording en Syrie), que de formes filmiques composites, réactions créatives qui rassemblent le travail de plusieurs cinéastes (From Ground Zero, film coordonné par Rashid Masharawi, composé des 22 courts-métrages de cinéastes palestiniens déplacés dans la Bande de Gaza, ou encore Letters, 17 lettres filmiques de cinéastes libanais rassemblées par Josef Khallouf). Les contributions pourront s’inscrire dans des démarches historiques et étudier des pratiques collectives passées, tout comme elles pourront s’intéresser à la production filmique et sonore ultracontemporaine, ainsi qu’à la mise en écho des temporalités.
Dans la perspective de ce numéro consacré aux carnets documentaires, nous serons également sensibles aux approches réflexives et aux mises en perspectives temporelles. Si la forme du carnet a tendance à répondre à une forme de spontanéité et est en partie ancrée dans la temporalité du présent, il se compose au fil des jours et peut également rendre compte du temps long. Il pourra donc être intéressant de se pencher sur l’enjeu des archives, les pratiques actuelles qui les entourent et leur rôle rétroactif quand il s’agit d’établir un journal de bord. Le travail complet de Subversive Film, collectif de recherche et de production cinématographique autour de la Palestine, allie ainsi préservation, programmation et création.
Parmi les exemples de carnets filmiques « personnels » les plus remarquables et à l’extrême pointe des tentatives contemporaines, citons Contre temps (Al nahar howa al layl ; 2024, 345 min.). Son réalisateur, Ghassan Salhab, qualifie la part essayiste de sa filmographie de « vidéos », en rappelant volontiers la signification latine du verbe video, à la première personne du singulier du présent de l’indicatif pour l’infinitif latin videre : « je vois ». D’autres traductions possibles, et il n’est guère anodin de les mentionner, seraient « j’aperçois », « je suis témoin de », voire « je suis contemporain de ». Ghassan Salhab réalise une vidéo, qui prend la forme d’un ample carnet filmique entièrement tourné au téléphone portable. Contre temps s’avère ainsi une chronique de cinq années d’histoire politique du Liban, depuis le 17 octobre 2019 et le démarrage des soulèvements sous la forme de marches et manifestations urbaines populaires (en particulier à Beyrouth et à Tripoli), entrecoupements de luttes contre les pouvoirs financiers qui ont conduit le pays à sa ruine, les pouvoirs des représentants politiques élus et les pouvoirs patriarcaux. Le film se termine avec l’évocation d’un moment de novembre 2023, à savoir la retranscription poétique d’un dernier échange téléphonique avec un ami situé dans la bande de Gaza. Contre temps est autant un carnet individuel que l’archive de la recherche d’un commun réfractaire. Ce film dialogue d’ailleurs avec un carnet de photographies et de textes intitulé À contre-jour (depuis Beyrouth), qui a paru en 2021.
Le forme-carnet correspond parfois à une forme de clandestinité, dans des contextes de censure ou avec des stratégies conduisant à l’auto-censure. Dans le champ du documentaire filmique, The Silent Majority Speaks de Bani Khoshnoudi constitue un exemple particulièrement important, quand bien même il passe du statut de carnet filmique à celui de fresque historique. Tourné à Téhéran en 2009 au moment du Mouvement vert, il fut diffusé clandestinement sous le pseudonyme « The Silent Collective » jusqu’en 2013.
Les pistes du documentaire sonore
Aux côtés des propositions d’articles prenant pour sujet des essais filmiques, cet appel concerne aussi les carnets exclusivement sonores. Parmi quelques réalisations remarquables, mentionnons l’atelier de création radiophonique intitulé Je vous parle de la Syrie par Charlotte Rouault (atelier de la création produit par Irène Omélianenko), avec la participation de Benoît Bories (les deux artistes forment actuellement la structure appelée « Faïdos sonore »). Ce documentaire sonore est construit à partir de témoignages de Syriennes qui racontent le quotidien personnel et collectif de la guerre et de leur engagement dans la révolution. Le carnet sonore, qu’il soit une trace d’un ici et maintenant ou un (re)montage de voix ou de lieu, s’avère un registre documentaire propice à des gestes novateurs.
Mentionnons également les ambiances sonores de la ville de Beyrouth enregistrées par Rana Eid sur plusieurs décennies lors desquelles se sont enchaînés la guerre civile, la reconstruction, la guerre de 2006, la révolution civile de 2019, l’explosion du port le 4 août 2020 et l’effondrement économique du Liban. Marine Vlahovic, à qui l’on doit des « carnets de correspondante » (issus de son travail de correspondante entre 2016 et 1019 pour les radios publiques francophones en Palestine), demande ainsi à Rana Eid de commenter ses archives sonores dans la pièce sonore intitulée Le Souffle de Beyrouth. Une histoire du Liban racontée par le son (2021, Arte Radio). Tout dernièrement, avec Calling Gaza (2024, Arte Radio) et avant son décès en novembre 2024, Marine Vlahovic a réalisé l’épilogue de son carnet de correspondante en réunissant des milliers de messages, les centaines d’heures de rushs récoltés, notamment sur les réseaux sociaux, pour documenter le quotidien à Gaza.
Pour la création sonore, cet appel souhaite ne pas privilégier les écritures normatives des podcasts intimistes, sans pour autant cesser d’être attentifs à des propositions des plus jeunes générations, notamment quand elles concernent des carnets sonores multilingues (le travail que « L’île aux podcasts » conduit notamment avec et par de jeunes Algérien·nes, par exemple).
Fragments, recherches, créations
La forme carnet s’avère aussi particulièrement employée dans le cadre de la recherche-création ; nous attendons ainsi potentiellement des contributions de chercheuses et chercheurs qui investissent ces modalités dans les domaines de la création filmique et de la création sonore. Le statut de ces carnets, sans en rester au seul statut d’élément préparatoire, d’esquisse ou de journal de création, pourra ainsi être mieux interrogé.
En répondant à des commandes d’institutions (par exemple pour la collection « Où en êtes-vous ? » du Centre Pompidou, en ce qui concerne notamment Amir Naderi, Jafar Panahi ou Tariq Teguia) ou en réalisant des essais provisoires, étapes de travail qui ne sont pas nécessairement divulguées, des cinéastes réalisent des carnets filmiques – au sens du carnet d’essai.
Parmi les carnets de création ou journaux de bord composites, en partie constitués de fragments filmiques qui ne sont pas destinés à figurer dans le film achevé, ceux publiés par David Yon sur le site Internet Dérives.tv sont particulièrement intéressants. Ils comportent notamment des annotations et plusieurs essais entamés pendant l’élaboration de ses films Les Oiseaux d’Arabie (2009) et La Nuit et l’Enfant (2015), qui concernent tous deux la ville algérienne de Djelfa, ainsi que Ne me guéris jamais (2023). La création est ainsi en recherche ; il serait tout autant intéressant de comprendre si de telles réalisations provisoires et souvent particulièrement fragmentaires (qui correspondent ainsi davantage à des essais qu’aux injonctions du teaser) sont employées par les documentaristes sonores.
L’évocation de ces différents exemples en appelle de nombreux autres, probablement tout à fait voisins, mais aussi avec des démarches de réalisatrices et de réalisateurs potentiellement très différentes. Les contributrices et contributeurs sont aussi invités à discuter, remanier et critiquer la notion de carnet ici proposée pour le cinéma et la création sonore.
Modalités de soumission
Les chercheurs désireux de soumettre un abstract (en français, anglais ou arabe) sont invités à l’envoyer à l’adresse suivante : regards@usj.edu.lb, avant le 30 avril 2025.
Le message doit comporter :
• Le résumé (abstract) de l’article (approx. 500 mots).
• Les mots-clés.
• Une notice bio-bibliographique (approx. 100 mots).
• Une bibliographie
Les abstracts seront examinés par le comité de rédaction, et les auteurs recevront une réponse avant le 15 mai 2024.
La date limite de soumission de l'article final (environ 5000 mots) est prévue pour le 15 septembre 2025.
Comité scientifique
• Hamid Aidouni, PR (Université Abdelmalek Essaadi, Maroc)
• Karl Akiki, MCF (Université Saint-Joseph de Beyrouth, Liban)
• Riccardo Bocco, PR (Graduate Institute of International and Development Studies Genève, IHEID, Suisse)
• Fabien Boully, MCF (Université Paris Nanterre, France)
• André Habib, PR (Université de Montréal, Canada)
• Dalia Mostafa, MCF (University of Manchester, Angleterre)
• José Moure, PR (Université Paris Panthéon Sorbonne – Paris 1, France)
• Jacqueline Nacache, PR (Université de Paris, France)
• Ghada Sayegh, MCF (IESAV, Université Saint-Joseph de Beyrouth, Liban)
• Kirsten Scheid, Associate PR (American University of Beirut, Liban)
Rédacteur en chef : Joseph Korkmaz, (Professeur - Université Saint-Joseph de Beyrouth - Liban)
Directeurs du dossier thématique :
• Robert Bonamy (Professeur des universités - Université de Poitiers – UR 15076 FoReLLIS)
• Aude Fourel (Maîtresse de conférences, Réalisatrice – Université Grenoble Alpes – UMR 5316 Litt&Arts)
• Bahia Bencheikh El Fegoun (Doctorante, Réalisatrice - Université de Poitiers – ED “Humanités” - UR 15076 FoReLLIS)
• Eve Le Fessant Coussonneau (Doctorante, Réalisatrice – Université de Poitiers – ED “Humanités” – UR 15076 FoReLLIS)
Bibliographie
• Abounaddara Collective, « Dignity has never been photographed », sur Documenta14, 24 mars 2017.
• Bidayyat Collective, « Background », s.d.
• Baiblé Claude, Nouel Thierry, Filmer seul·e, Paris, La Revue Documentaires, n° 26-27, 2016.
• Bonamy Robert, Cinéma réfractaire – essais documentaires, Cherbourg-en-Cotentin, de l’incidence éditeur, 2025.
• Brenez Nicole, Khoshnoudi Bani, « Une éthique de la question. Entretien avec Bani Khoshnoudi », paru dans le cadre de l’ensemble « Each Dawn a Censor Dies », sur le site de la Galerie nationale du Jeu de Paume, en septembre 2016.
• « À bruits secrets (l'artiste iconographe et l'archive : images, documents, sons) », Revue Critique 879-880, « Faire collecte. Archives et création », Paris, Éditions de Minuit, 2020.
• Cassagnau Pascale, Une idée du nord. Une excursion dans la création sonore contemporaine, Beaux-arts de Paris éditions, 2014.
• Chatelet Claire, Savelli Julie, Récits de soi. Le JE(U) à l'écran, Toulouse, revue Entrelacs, n° 15, 2018.
• Dabashi Hamid, Dreams of a nation, London New York, Verso, 2006.
• Delbard Nathalie, « Tordre le cou à l'éloquence. À propos d'Au fil de la révolution d'Abounaddara », Paris, Trafic n°110, POL, juin 2019.
• Gambetti Zeynep, Leticia Sabsay et Judith Butler, Vulnerability in resistance, Durham (N.C.), Duke University Press, 2016.
• Gerts Nurit et George Khleifi, Palestinian Cinema: Landscape, Trauma and Memory, Edinburgh, Edinburgh University Press, coll. « Traditions in World Cinema TWC », 2022.
• Honneth Axel, La lutte pour la reconnaissance, Pierre Rusch (trad.), Paris, Gallimard, coll. « Folio », no 576, 2013.
• Leprince Camille, « Usages du ciné-tract dans le film Demande à ton ombre », revue Regards, n°27, 2022.
• Mirzoeff Nicholas, The Right to Look: A Counterhistory of Visuality, Duke University Press, 2011.
• Riboni Ulrike Lune, Vidéoactivismes : contestation audiovisuelle et politisation des images, Paris, Éditions Amsterdam, 2023.
• Salhab Ghassan, À contre-jour (depuis Beyrouth), Cherbourg-en-Cotentin, de l’incidence éditeur, 2021.
• Sayegh Ghada, « La fin du monde a déjà eu lieu », revue hors champ, octobre 2024.
• Sfeir Jihane, « Mémoires vives palestiniennes », dans Christine Jungen, Jihane Sfeir (dir.) Archiver au Moyen-Orient. Fabriques documentaires contemporaines, Paris, Karthala, 2019
• Snowdon Peter, The people are not an image: vernacular video after the Arab Spring, London ; New York, Verso, 2020.
• Snowdon Peter, « The Revolution Will be Uploaded: Vernacular Video and the Arab Spring », Culture Unbound, vol. 6, no 2, 17 avril 2014, p. 401-429
• Yaqub Nadia G., Palestinian cinema in the days of revolution, First ed, Austin, [Texas], University of Texas press, 2018.
• Yon David, « Les Oiseaux d’Arabie, Journal de bord », « La Nuit et L’Enfant, Journal de bord » et « Ne me guéris jamais, Journal de bord », Dérives.tv (www.derives.tv).
• Zabunyan Dork, L’insistance des luttes. Images, soulèvements, contre-révolutions, 2e édition augmentée, Cherbourg-en-Cotentin, de l’Incidence éditeur, 2024.