INTRODUCTION

 

Joséph Korkmaz

IESAV, Université Saint-Joseph de Beyrouth

 

 

 

Regards, nouvelle formule

Après vingt ans d’existence, la revue Regards se métamorphose entièrement. D’une revue annuelle limitée à une diffusion à l’interne et rédigée en grande partie par des enseignants et des étudiants de l’Institut d’Etudes Scéniques, Audiovisuelles et Cinématographiques (IESAV) de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth (USJ), elle passe à une publication semestrielle, et comprend désormais un comité scientifique et un comité de lecture internationaux, s’ouvrant aux contributions de chercheurs et d’universitaires aussi bien locaux qu’étrangers.

Cette mutation concerne de même la finalité et la structure de la revue. Centrée sur les pratiques artistiques de la région du Proche et Moyen-Orient ainsi que du pourtour méditerranéen, elle abordera des sujets qui traiteront des arts du spectacle, et particulièrement du cinéma et du théâtre, dans une approche pluridisciplinaire novatrice et relativement inédite. En effet, les revues aux thématiques similaires ne sont pas légion (elles manquent même cruellement dans les institutions académiques de la région arabe), et le foisonnement et la dynamique de la production artistique dans ses diverses manifestations restent inconnues ou mal interprétées en dehors de cette région.

La revue Regards suivra les normes d’une revue à comité de lecture : les articles reçus feront l’objet d’une double évaluation aveugle. Cette mesure garantit leur qualité et leur adéquation aux normes des publications universitaires. Regards devient ainsi une tribune où se croisent des approches et des pistes de recherche qui éclairent sans cesse les tendances et les évolutions des peuples de la région et leur part dans le fameux dialogue des civilisations tant souhaité. Les arts du spectacle sont par excellence le reflet des identités et des aspirations de ceux qui les produisent, et ce qu’ils véhiculent relève de l’engagement politique et social à des fins (liberté, justice, égalité…) quoi manquent cruellement dans un monde gagné de plus en plus par l’ostracisme et l’extrémisme.

 

Images en mémoire, mémoires en image

Pour son premier numéro dans la nouvelle formule, l’équipe de Regards a décidé de se pencher sur un sujet d’actualité brûlante et les différentes représentations dont elle a pu faire l’objet : les conflits dans le monde arabe depuis le début des années 2010.

Les questions de la mémoire et de la représentation des conflits sont profondément ancrées dans les pratiques cinématographiques, théâtrales et artistiques des pays arabes. Certaines cinématographies nationales sont profondément marquées par ces thématiques : le cinéma libanais ne cesse d’interroger la guerre civile depuis son déclenchement en 1975, explorant jusqu’à aujourd’hui ses séquelles dans un contexte socio-politique national et régional trouble ; le cinéma égyptien, malgré la censure et l’alignement de l’industrie sur les régimes politiques successifs, est révélateur des bouleversements sociétaux et géopolitiques du pays et de la région entière ; quant au cinéma palestinien, qui connait depuis quelques années un élan créatif prometteur, il tente de documenter une présence, preuve de l’existence de tout un peuple mais aussi de cadrer un espace-temps identitaire qui lui échappe…

Durant la dernière décennie – plus précisément depuis 2011 –, et suite aux événements actuels dans le monde arabe et aux bouleversements politiques et sociaux qui s’ensuivent, de la Tunisie jusqu’en Syrie en passant entre autres par le Liban, l’Egypte, la Palestine ou la Libye, les œuvres interrogeant ces conflits sont en quelque sorte mises sous les feux de la rampe : cinéastes, documentaristes, vidéastes, plasticiens, dramaturges et photographes sont sollicités pour être les témoins d’une période considérée comme un tournant majeur dans le destin des pays de la région. Le bouillonnement politique s’accompagne naturellement d’une production artistique fournie et fiévreuse, en phase avec le temps. Mais la question demeure la suivante : quels bouleversements profonds, pertinents et durables ces événements ont-ils provoqué dans les pratiques cinématographiques et artistiques des pays concernés ?

En prenant pour point de départ les cinémas et les pratiques visuelles au Liban et dans les pays arabes, l’argumentaire de ce dossier thématique s’organise autour de certaines questions principales : dans l’histoire moderne et contemporaine des pays de la région, quelle(s) représentation(s) ces artistes ont-ils proposé de leurs sociétés d’origine ? Quelle place ont occupé le cinéma, la vidéo, les arts visuels ou le théâtre dans la vie culturelle et sociale des pays concernés ?

De même, à travers un état des lieux des pratiques visuelles contemporaines, de leur production et leur exploitation nationale, régionale ou mondiale, était-il possible d’appréhender les limites, le potentiel et les défis de ces pratiques, et de deviner leur capacité à rendre compte de l’Histoire et de l’actualité des pays de la région ?

Si l’ambition de ce dossier thématique est grande, et si les questions posées mériteraient plus qu’un seul numéro de revue, aussi riche soit-il, l’objectif est principalement de suggérer de nouveaux axes de recherche possibles relatifs aux pratiques artistiques contemporaines ; de rendre compte des liens qui se tissent entre le milieu du cinéma, les différentes communautés artistiques et les milieux politiques ou la société civile ; de traiter des différents moyens engagés par les cinéastes et artistes de la région pour représenter les conflits en cours ou passés.

 

Les contributions

Dans ce sens, les articles retenus dans ce numéro thématique révèlent « l’enthousiasme » intellectuel que suscitent les pratiques, dans toutes ses formes, des artistes de la région, et la diversité des approches théoriques auxquels leurs travaux sont soumis. Dans son article intitulé « Mémoire et conflit dans Le dernier jour du printemps ("آخر يوم في الربيع", 2018) de Fidaa Zidan », Najla Nakhlé-Cerruti cherche, à travers la pièce monologuée et autobiographique d’une jeune dramaturge palestinienne, à traiter de la question d’une réalité palestinienne peu abordée et d’une identité déchirée – symbolisée par le statut des Druzes en Israël. Charlotte Schwarzinger, dans son article intitulé « En quête d’image(s) : L’emploi des archives pour la construction d’une mémoire (visuelle) palestinienne », s’appuie sur le travail de deux cinéastes palestiniens pour souligner l’importance des archives et du médium cinématographique dans la construction d’une mémoire visuelle palestinienne et dans la lutte d’une société contre « l’invisibilité » – ou l’effacement d’une histoire.

D’un autre côté, Nicolas Appelt, dans son article « La mémoire comme ressource et enjeu de lutte dans les documentaires syriens de l’après 2011 », analyse trois documentaires syriens tournés après 2011, à partir du rôle de la mémoire dans la représentation du conflit et dans les efforts des différents partis engagés dans la guerre à s’approprier le récit du conflit. Dans son article « De l’historien au citoyen : une nouvelle génération d’artistes libanais à la conquête de la réconciliation d’après-guerre », Joséphine Parenthou note la prégnance de la question de la guerre civile libanaise sur les artistes libanais, au moment où le sujet relève du tabou dans la société et le discours officiel. L’art dans ce sens sert d’indicateur de l’évolution sociale, avec l’artiste se métamorphosant en « artiste-historien ».

Enfin, dans son article « Decay as Political Metaphor in Ely Dagher's Waves' 98 and Mounia Akl's Submarine », Joey Ayoub se penche sur ce qu’il désigne comme la « deuxième vague » du cinéma libanais – la génération de cinéastes née après la fin de la guerre, et la relation conflictuelle de cette génération avec la société libanaise, à travers le thème de la « décomposition ».

Ces contributions constituent le dossier thématique du premier numéro, sous sa nouvelle formule, de Regards. Les sections varia et compte-rendus viennent compléter le panoramique, certes partiel, que ce numéro cherche à proposer du dynamisme des pratiques artistiques dans la région et des discours qu’ils ne cessent de susciter.