Entretien avec Hady Zaccak

 

 

Pourquoi un film sur votre grand-mère? Aviez-vous un rapport particulier avec elle ou vous vous êtes intéréssé à elle parce qu’elle est un cas rare d’une centenaire encore alerte? Quand est-ce que avez-vous commencé à la filmer?

Un film sur ma grand-mère car le documentaire est un moyen de lutter contre la mort et de préserver la mémoire de ceux qu’on aime. Je pense que le film montre mon grand intérêt pour cette personne et comment je l’ai suivie pendant 20 ans. J’ai commencé à la filmer en 1992. J’avais constamment peur de la perdre et j’essayais de sauvegarder sa mémoire en enregistrant ses histoires, en la prenant en photos et je ne savais pas, bien sûr, qu’elle allait vivre cent quatre ans. Lorsqu’elle ne m’a pas reconnu à l’âge de 101 ans, j’ai décidé de transformer tout mon projet d’archivage en un film qui continue à suivre ma grand-mère tout en racontant le parcours d’une vieillesse, d’une mémoire et d’une vie.

Combien d’heures de tournage avez-vous consacrées à la tâche? Quels sont les principes directeurs du montage?

Le tournage avec l’équipe technique s’est étalé entre 2011 et 2013, suivant et observant ma grand-mère qui ne changeait pas de place et restait sur le même siège dans la même chambre. On observait donc avec elle le passage des saisons et des fêtes dont son anniversaire qui s’accompagnait toujours de sanglots. Il s’agissait souvent de reprendre un même questionnaire ou d’essayer par différents moyens de réactiver la mémoire, tout en respectant le rythme de sa journée. Donc le processus ne consistait pas à tourner beaucoup d’heures avec elle mais plutôt de continuer à la filmer par intervalles.

Quant au montage, j’ai commencé à partir de 2014 de “dérusher” et “nettoyer” toute la matière filmée ainsi que toutes les archives personnelles. Cette étape a continué jusqu’en 2016, date à laquelle j’ai commencé par assembler le tout, suivant une structure en 3 actes:

Il y a une masse importante de photos, d’illustrations, d’archives récentes et très anciennes. Quel usage en avez-vous fait?

La recherche de ces archives a accompagné le tournage, et elle consistait souvent à les utiliser comme catalyseur pour réactiver la mémoire de la grand-mère et confronter le présent avec le passé. Cette recherche s’est poursuivie en post-production pour reconstituer l’album de famille qui devient à la fois personnel et en rapport avec l’histoire du pays, notamment la transformation radicale des lieux comme Beyrouth et Jounieh.

Le temps diégétique reste flou, même s’il est dit qu’il s’agit des dix dernières années de la vie de Henriette. En réalité, il y a des flash-back antérieurs aux dix années.

Il y a un aller-retour constant à travers les années sur une période qui s’étale de 1992 à 2012 mais dont le bloc principal est durant les 3 dernières années. Cette perception floue du temps est en rapport avec celle d’Henriette puisqu’elle peut se souvenir et dans un instant oublier, refuser son âge, se considérer bien plus jeune… Le temps devient comme un puzzle avec des pièces manquantes et la structure du film adopte ce puzzling.

Le passage du présent au passé et l’inverse est esthétiquement indiqué par le changement de format de l’image (du 16/9 au 4/3), alors que l’apparence physique de la vieille dame aurait suffi pour comprendre qu’elle a avancé en âge.

Le changement est lié à tous les formats avec lesquels j’ai filmé ma grand-mère durant les années, allant du VHS, au Video 8, Betacam et DV- le tout en 4/3 jusqu’à arriver à la Haute Définition en 16/9. Donc le format est un témoin authentique de son temps et non un artifice pour accentuer le changement physique de la dame. De même, le format de l’image a techniquement évolué avec le temps.

Quels choix avez-vous retenu pour la musique? Il y a des chansons anciennes et même un pick-up et un ancien disque 45 tours, et une musique plus récente.

Il s’agissait de choisir une musique en rapport avec l’époque abordée et surtout en rapport avec le personnage de ma grand-mère qui jouait elle-même du piano et du violon et dansait le tango. Ce qui a conduit à ce que le tango devienne partie intégrante des musiques choisies, et surtout une source diégétique avec laquelle la grand-mère peut avoir des interactions comme lorsqu’elle écoute la musique à partir du casque ou à partir du tourne-disque, d’une vieille radio… Son chalet devient ainsi comme un studio où le son direct se mêle avec la musique diégétique.

Pourquoi la grand-mère n’est-elle pas dans la maison d’un de ses fils ou chez sa fille Mona?

Comme on le découvre dans le film, ma grand-mère s’est installée au Green Beach après la destruction de sa maison pendant la guerre libanaise en 1983. Elle a ainsi vécu pendant 30 ans dans un chalet qui lui a permis de préserver son indépendance, de fumer autant qu’elle veut et de ne déranger personne.

Le film s’arrête à l’année 2013. Combien de temps la grand-mère a-t-elle vécu après? Comment est-elle morte?

J’ai arrêté de filmer ma grand-mère en février 2013. Elle est morte en avril de la même année, comme si elle était parvenue à la fin du chemin. Je ne peux pas vous cacher combien le tournage la stimulait et on était constamment partagés entre une mort qui arrive et une vie qui reprend.

Le jour de sa mort, je suis allé tout seul avec ma caméra filmer les lieux sans elle mais je la sentais dans chaque cadre. Ces plans ont terminé le film qui avait commencé par une interview dans laquelle je filme ma grand-mère qui ne me reconnaît plus. L’absence l’emportait!

On sent qu’il y a une part d’improvisation. Avez-vous préparé les questions et les réponses et consigné toutes les situations, ou vous vous êtes contenté de grandes lignes dans la conception du scénario?

Dans ce film en particulier, je voulais m’entraîner avec mon équipe dans un voyage sans savoir nécessairement ce qui va se passer, quelles vont être les réactions et quand est-ce qu’il faut s’arrêter. Il y avait des lignes directrices liées à ce que j’avais filmé à travers les années surtout au niveau du récit des souvenirs personnels, mais je voulais aussi être surpris, déboussolé par le réel, apporter une photo, un objet ou une personne sans savoir nécessairement quel en sera le résultat et les répercussions sur le personnage.

Je voulais que ce documentaire soit le moins écrit comparé à mes autres films, sachant que l’écriture d’un documentaire est une ligne transparente en rapport avec le genre du film.

Il y a un grand travail au plan de l’image et du son, vu les registres, les époques et les lieux différents. Comment avez-vous collaboré avec le DOP et les techniciens du son?

Comme je travaille avec la même équipe technique depuis une dizaine d’années ( l’équipe-famille ), chaque projet est un défi pour expérimenter de nouvelles techniques au niveau de la forme et mettre cette forme au service du fond.

Le tournage a eu lieu entre deux documentaires: “Marcedes” et “Kamal Joumblatt, témoin et martyr”. Dans “Ya Omri”, on était plus face à un huis clos dans lequel Muriel Aboulrouss (la chef-op) m’a proposé d’utiliser le baby lens qui réduit la marge de netteté et coïncide avec une certaine perception du champ de la mémoire. Etant notre 9ème film ensemble, il y avait une parfaite entente entre nous deux , ce qui était indispensable, surtout que je devais être souvent en amorce et proche de ma grand-mère, et Muriel devait capter des moments avec toute sa sensibilité.

On devait aussi tenir compte de l’étroitesse du lieu, sans ajout d’éclairage, et reproduire fidèlement cet environnement avec ses sons et la respiration de ma grand-mère. Mouhab Chanehsaz, l’ingénieur du son, avait capté tous ces sons ainsi que toutes les conversations. La tâche n’était pas facile surtout avec la différence des niveaux sonores, puisque j’étais obligé de hausser la voix pour que ma grand-mère m’entende.

Avec Emile Aouad, il fallait reproduire toute cette ambiance réaliste dans le sound design et le mixage, en soulignant le rôle du son diégétique et l’impression de solitude, tout en travaillant sur un puzzle sonore constitué d’archives tirées de sources diverses : cassettes audio et vidéo, son radiophonique, disques anciens…

Vous êtes votre propre producteur. Quel a été le coût global du film? Est-il conforme au devis initial?

C’est un film que j’ai fait dans le cadre de ZAC Films, sans aucun devis initial et avec une grande passion, sans me soucier du facteur financier. Les rentrées de “Marcedes” et la participation d’Aura et de Home of cinejam m’ont permis de mener l’entreprise jusqu’au bout, sans aucune aide externe. Faire des films est un acte de vie.

En quoi “Ya Omri” diffère-t-il des autres documentaires que vous avez réalisés?

C’est le film le plus personnel que j’ai fait jusqu’à maintenant. Quand le film est sorti en salle en 2017, je me suis senti dénudé comme si j’avais ouvert ma maison à des inconnus. Mais le fait que ma grand-mère est devenue La Grand-Mère ou la Mère, et toutes les réactions positives recueillies à la sortie du film, m’ont fait passer du personnel particulier à l’universel, et l’aventure continue.

Propos recueillis par Joseph Korkmaz, Beyrouth, septembre 2017