Cinematheque Beirut
Entretien avec Nour Ouayda
Yara Nashawaty
IESAV, Université Saint-Joseph de Beyrouth
En Juin 2018, Cinematheque Beirut, un projet dédié à la conservation de l’héritage cinématographique libanais, fut inauguré par l’association Metropolis Cinema. Ce dernier-né en est sans doute son projet le plus ambitieux car il résulte d’une multitude d’initiatives déjà mises en place par l’association et ne pourrait réellement évoluer qu’en s’inscrivant dans la durée. De plus, miser sur la préservation d’un héritage en danger relève d’une lourde responsabilité auprès d’un public souvent sceptique car témoin impuissant du bafouage, voire du sabotage, de son héritage culturel depuis le début de la guerre civile et ensuite de ladite période de reconstruction dans les années quatre-vingt-dix.
Aujourd’hui nous pouvons dire que les Archives Nationales, quelle qu’en soit leur nature, n’existent pratiquement pas. Les différents déplacements des documents durant les nombreuses années de guerre, jusqu’à leur abandon dans des pièces humides et insalubres, ont fini par dégrader ce qui a été épargné par le pillage.
En ce qui concerne les archives cinématographiques, les collections restent très pauvres, car les institutions ne disposent pas de moyens financiers, matériels et même de ressources humaines nécessaires à tout le processus de préservation des bobines en passant par leur stockage et jusqu’à la mise à disposition et la pérennisation de la lisibilité de leur contenu. La fragilité du matériau cinématographique et l’urgence d’agir face à sa dégradation ont motivé plusieurs initiatives privées[1] dont le dynamisme tend pour la plupart à s’essouffler face à la lourdeur du processus et le manque de soutien de la part de l’État.
La relance d’un projet de conservation du patrimoine cinématographique reste toutefois primordiale dans un pays comme le Liban, qui a vécu une longue guerre et qui est dans l’impossibilité d’avoir une version unique des faits de l’Histoire. En effet, l’archive cinématographique pourrait être un moyen pour stimuler la mémoire et deviendrait en ce sens agent de l’Histoire et témoin d’une société, de ses pensées et de ses agissements.
Conservés et rendus accessibles, les films pourraient ainsi à leur tour être questionnés, sujets à relecture et à de nouvelles interprétations et permettraient l’instauration d’un dialogue et d’une réflexion participant à l’écriture d’une histoire alternative. L’urgence est donc d’archiver des travaux cinématographiques et de les documenter pour ensuite les rendre disponibles au public.
C’est le pari que s’est lancé l’association Metropolis Art Cinema à travers son nouveau projet. Face à l’ampleur du travail, il a fallu avoir une vision réaliste et le fragmenter en étapes afin de joindre des efforts épars et de donner à ce projet la chance d’aboutir et de se consolider durablement.
Rencontre avec Nour Ouayda[2], coordinatrice du projet Cinematheque Beirut afin de nous décrire le projet, sa genèse, son plan d’action, ses difficultés et ses aspirations futures.
Parlez-nous du projet de la cinémathèque. En quoi consiste-t–il exactement et qui en sont les initiateurs ?
N.O. : Nous ne pouvons pas décrire correctement le projet de Cinematheque Beirut sans revenir à l’association Metropolis Cinema, car dès la création de l’association en 2006, un de ses principaux désirs était de parvenir à créer une cinémathèque. Cette entreprise paraissait hors de portée à l’époque mais petit à petit et au fur et à mesure d’un travail acharné, les différents membres de Metropolis se sont rendus à l’évidence qu’une bonne partie du travail d’une cinémathèque classique était en train d’être accompli spontanément.
Metropolis est une association qui gravite autour d’un espace constitué de deux salles de projection à l’Empire Sofil. Sa mission et ses objectifs sont de proposer aux spectateurs un accès à des films indépendants aussi bien locaux, régionaux qu’internationaux.
Outre les nouvelles sorties hebdomadaires de films indépendants, Metropolis se distingue entre autre par la mise en place de cycles thématiques et de rétrospectives de cinéastes s’imposant comme une référence fédératrice auprès des cinéphiles et des artistes libanais.
Dès le départ, l’une des ambitions de cette association a été le soutien et la promotion du cinéma local à travers la projection des films libanais récents et des programmations comme Ajmal Ayam Hayati [3] consacrée aux films libanais des années soixante et soixante-dix ou encore Al Lika’ Al Thani [4] axée sur des films étrangers dont les producteurs sont des Libanais. Le jeune public cinéphile s’est ainsi vu offrir la possibilité de visionner des films qui n’avaient jamais été montrés depuis leurs sorties initiales dans les années cinquante et soixante comme ceux de la productrice libano-égyptienne Assia Dagher[5].
Parallèlement à la diffusion dans le cadre des programmations, le travail de recherche et de documentation relatif à ces évènements créés par Metropolis a amené au fil du temps à la constitution d’archives intéressantes. Ce n’est d’ailleurs pas par hasard que le lancement de la cinémathèque a été annoncé lors de la soirée d’ouverture de la rétrospective de la cinéaste libanaise Randa Chahal Sabbag. En effet, cet événement a été l’occasion pour la fille de la cinéaste de restaurer, numériser et sous-titrer les films qui ont été montrés à Metropolis, rendant ainsi possible leur circulation et leur projection en d’autres occasions. Ainsi, la nécessité de rendre aujourd’hui cette mission plus systématique et formelle s’est imposée à travers ce nouveau projet dont la première étape est la création d’une base de données et de ressources mettant en avant l’importance de l’héritage cinématographique libanais.
De quoi est composée la base de données et comment est-elle accessible au public ?
N.O. : Pour cette première phase du projet Cinematheque Beirut, notre travail consiste essentiellement à la recherche et au développement d’une plateforme en ligne et en accès libre[6]. Opérationnelle depuis le lancement du projet, on peut y trouver les fiches techniques relatives à 2000 films déjà indexés – ici il faut remercier Marie Termignon qui a fait le gros de ce travail de recherche et d’indexation qui en constitue aujourd’hui la base. Faute de répertoriage complet existant, nous sommes continuellement en train de repérer les manques d’informations afin de les compléter et les certifier. Pour cela, nous procédons par tâtonnement et nous allons délibérément dans tous les sens en épluchant les livres relatifs au cinéma libanais, les collections d’affiches notamment celle de Abboudi Abou Jaoudé – qui est un proche collaborateur –, les catalogues de festivals locaux, régionaux et internationaux, les sites web de festivals afin de repérer tout film libanais ou film relatif au Liban et croiser les informations. Nous avons également commencé à partir d’un fondement assez conséquent en récupérant la base de données qu’avait débutée l’association Beirut DC avec son projet ACdir. À ce jour, la liste inclut des films de différentes époques allant de Moughamarat Elias Mabrouk, premier film libanais réalisé en 1929 par l’italien Giordano Pidutti, aux toutes dernières réalisations. Elle comporte par ailleurs aussi bien des courts que des longs métrages, des séries, des fictions, des documentaires, des vidéos expérimentales d’artistes confirmés mais encore des films d’étudiants. Chaque fiche de film peut renvoyer aux profils des artistes et des techniciens qui y ont contribué (réalisateurs, scénaristes, acteurs, directeurs de la photo, monteurs etc.) ainsi qu’à ses producteurs, distributeurs et exploitants. La conception de la plateforme offre ainsi un espace promotionnel qui peut épargner à ces derniers de créer leurs propres sites. Les fiches peuvent encore inclure des photos, des affiches, des bandes annonces, des liens Vimeo, des articles de presse et même des textes ou des liens vers des livres qui ont abordé le film en question. Ainsi, cette base de données pourrait, au fur et à mesure qu’elle est étoffée, devenir une référence pour les chercheurs.
Pourquoi avoir décidé d’intégrer des projets d’étudiants ?
N.O. : Afin d’inclure les films d’étudiants nous avons dû solliciter les universités et écoles de cinéma au Liban avec qui nous avons créé des partenariats. Nous croyons que l’inclusion de ces films donne une visibilité aux jeunes cinéastes et techniciens et les motive durant le démarrage de leur carrière. Telle qu’elle est conçue, la plateforme permet de repérer les talents pour quiconque désire constituer une équipe pour un tournage et donne la possibilité aux artistes de valoriser leur page de profil en l’alimentant eux-mêmes. Mais mis à part la visibilité dont peuvent bénéficier les étudiants, nous visons à travers leur participation une prise de conscience de l’importance du cinéma comme un facteur identitaire qui constitue la mémoire collective. En effet, les emmener à visiter et à explorer le site par ce biais permet de dépasser une situation dans laquelle chacun travaille sans connaitre ni l’œuvre de ses prédécesseurs ni celle de ses contemporains. D’ailleurs, une autre partie de cette première phase de Cinematheque Beirut est la production d’une série d’entretiens filmés avec des personnalités de l’Histoire du cinéma libanais afin de recueillir leurs expériences, leurs histoires orales, les conserver et les partager avec le public à travers la mise en ligne des vidéos[7]. Mais pour en revenir au choix d’intégrer des projets d’étudiants, nous pensons aussi que cette inclusion pourrait rendre compte des problématiques abordées par les artistes émergents à différentes périodes. Partant de cela nous pouvons considérer qu’un film, qu’il soit un documentaire, une fiction ou un film expérimental, permettrait à la fois une réflexion historique, sociétale et esthétique.
Il y a eu déjà plusieurs initiatives de sauvegarde du patrimoine cinématographique, certaines sont toujours en cours. En quoi Cinematheque Beirut se distinguera-t-elle ?
N.O. : En effet, depuis les débuts de l’activité filmique au Liban, diverses personnes ont pris conscience de l’importance de la sauvegarde des films, mais aucun projet n’a réellement atteint ses objectifs pour des raisons autant historiques, logistiques que financières. Tout d’abord, un projet de cinémathèque a été initié par Maurice Akl (fondateur du ciné-club de Beyrouth) et a été enregistré en tant qu’association en 1969. Suite à des années de préparation et de collecte de films, un obus a frappé les bureaux situés dans le centre-ville de Beyrouth en 1975 et a détruit tous les films qui devaient constituer la première cinémathèque du Liban. Plus tard, dans les années quatre-vingt-dix, la cinéaste Jocelyne Saab a débuté son projet de film Il était une fois Beyrouth : histoire d’une star, pour les besoins duquel elle a répertorié tous les films libanais, régionaux et internationaux dans lesquels apparait la ville de Beyrouth[8]. Elle a à cet effet obtenu un fonds pour en restaurer vingt-cinq qu’elle a déposé par la suite au Ministère de la Culture. Ainsi a donc été créée la cinémathèque nationale en 1999, dont la première présidente fut Randa Chahal Sabbag. Aujourd’hui, ce fond d’archives existe toujours à l’UNESCO et est géré par Hares Bassil. Les moyens financiers manquent cependant autant pour la préservation que pour la restauration. D’autres initiatives dont la Fondation Liban Cinéma[9] ou Nadi Lekol Nas[10] s’activent à la préservation du patrimoine cinématographique dans la mesure de leurs moyens financiers qui restent assez réduits face aux exigences d’une telle entreprise. Par leur travail acharné de collecte et de sauvegarde d’images d’archives, ces institutions sont le premier maillon de la chaîne de la récupération de la mémoire. Il y a donc un réel élan à ce niveau et il y a également urgence. La création d’un centre d’archives cinématographiques au Liban, où toutes les archives physiques seraient centralisées, reste aujourd’hui de l’ordre de l’impossible car aucun organisme ne dispose de suffisamment de moyens financiers, matériels ou même d’expertise pour parvenir au ralentissement de la dégradation des bobines et à leur numérisation. C’est pourquoi l’association Metropolis a voulu dans un premier temps fédérer les efforts des uns et des autres en centralisant l’information, avec la possibilité de rediriger toute personne désirant accéder à un film vers d’autres partenaires ou ayants droits (la fiche d’un film inclus le lieu où il se trouve et où il peut être visionné).
Quelle serait la deuxième phase de votre projet ? Envisagez-vous de constituer des archives physiques qui seraient consultables en VOD ou sur place ?
N.O. : Pour le moment, nous en sommes à notre deuxième année de recherche, durant laquelle nous sommes en train de relever non seulement des informations techniques relatives aux films, mais également les lieux où ils se trouvent et surtout dans quelles conditions. Cet état des lieux est primordial pour savoir comment envisager la deuxième phase. Nous souhaitons par la suite commencer une politique de dépôt et d’acquisition avec une ligne éditoriale précise qui respecterait la spécificité des autres organismes d’archivage et qui permettrait de mesurer les priorités. Pour cela, nous devons mettre en place un dispositif permettant d’abord de préserver les œuvres dans des conditions optimales avec à long terme l’objectif de pouvoir les restaurer, les numériser et les rendre accessibles à tous (citoyens, militants, artistes, chercheurs, experts…). Elles seraient consultables non pas en VOD, mais dans un lieu physique qui serait la cinémathèque en bonne et due forme, regroupant aussi bien des films en pellicule, en vidéo ou sur support numérique. La programmation déjà amorcée avec la rétrospective de Randa Chahal Sabbag continuerait, motivant ainsi la sauvegarde des films et par conséquent la fourniture de cette médiathèque. La première phase du projet a bénéficié d’un fonds obtenu de l’Ambassade de Norvège au Liban. Cette deuxième phase nécessite de gros moyens financiers ainsi que la formation d’une équipe d’experts capables de faire le travail correctement. Le défi déterminant serait autant l’obtention des fonds nécessaires que la création de partenariats avec d’autres cinémathèques à l’étranger, afin d’élargir le réseau et d’offrir à notre riche patrimoine la visibilité qu’il mérite.
Propos recueillis par Yara Nashawaty, Beyrouth, novembre 2018.
Yara Nashawaty est coordinatrice pédagogique du programme de Licence en arts du spectacle à l’Institut d’Études Scéniques, Audiovisuelles et Cinématographiques (IESAV) de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, où elle est également enseignante titulaire depuis 2014. Ses cours dispensés pour les cursus de Licence et de Master abordent le cinéma en alliant les approches théorique et pratique. Elle est également membre du conseil de l’IESAV.
[1]Pour citer les principales initiatives :
[2] Nour Ouayda est une réalisatrice, critique de films et programmatrice. Elle est coéditrice à Hors Champ, la revue de cinéma en ligne basée à Montréal depuis Juillet 2016. Elle a rejoint l’équipe de Metropolis Art Cinema à Beyrouth en février 2018 en tant que chargée de partenariats et coordinatrice du projet Cinematheque Beirut.
[3] Ajmal Ayam Hayati ou Les plus beaux jours de ma vie est une rétrospective dédiée aux productions du cinéma libanais des années soixante et soixante-dix. Cette programmation comportant des films de Antoine Remy, Hassib Chams, Constantin Costanov, Mohamad Salman et Henri Barakat a eu lieu en juin 2012 au Metropolis Art Cinema – Empire Sofil.
[4] Al Lika’ Al Thani ou La deuxieme rencontre s’est tenue en avril 2015 au Metropolis Art Cinema – Empire Sofil avec au programme un voyage dans le cinéma mondial à travers le travail de producteurs libanais : Assia Dagher (Egypte), Jean- Pierre Rassam (France- producteur de films de Jean-Luc Godard, Robert Bresson, Maurice Pialat et Jean Eustache), Gabriel Boustany (France- producteur de films de Louis Malle, Claude Chabrol et Bertrand Tavernier), Rita Dagher (USA - productrice de films de Oliver Stone, Barbet Schroeder et Michael Moore) ainsi que Silvio Tabet (USA- producteur de films de David Cronenberg, Francis Ford Coppola et Alejandro Jodorowsky).
[5] Actrice et productrice libano-égyptienne, Assia Dagher (1908-1986) est considérée comme une pionnière du cinéma Egyptien et a lancé la carrière de Faten Hamama et de Sabah.
[6] www.cinemathequebeirut.com
[7] A ce jour les entretiens disponibles en ligne ont été effectués avec Mounir Maasri, Abboudi Abou Jaoudé, Hares Bassil et Mike Haroun.
[8] Synopsis d’Il était une fois Beyrouth : histoire d’une star : Dans Beyrouth ravagée par la guerre, deux jeunes filles, Yasmine et Leïla, rencontrent un cinéphile, Monsieur Farouk, qui leur fait découvrir l’histoire de leur ville à partir d’images filmées, trouvées dans des longs métrages, des documentaires et des reportages, venus d’Europe, du monde arabe ou d’Hollywood.
[9] La Fondation Liban Cinéma a restauré et numérisé 17 films soigneusement sélectionnés dont le tout dernier est Ila Ayn (Vers l’inconnu) de Georges Nasser, film ayant fait partie de la sélection officielle du festival de Cannes en 1957.
[10] Nadi Lekol Nas a procédé entre autres à la restauration et la numérisation des films de Maroun Bagdadi.