Ya Omri (104 wrinkles) de Hady Zaccak

 

Joseph Korkmaz

IESAV, Université Saint-Joseph de Beyrouth

 

 

 

Elle est dure la vieillesse. Simone de Beauvoir en sait quelque chose[1]. Ici l’âge de Henriette (104 ans), l’héroïne du film et grand-mère maternelle du réalisateur ne laisse place à aucun euphémisme. Elle n’est pas une personne âgée et elle n’est pas une femme d’un certain âge, mais elle est bel et bien une vieille et même très vieille dame car les stigmates des années vécues sont flagrants. Le physique décrépit, les rides profondes et ondulées, les joues creusées, l’épiderme lisse et étiré, les phalanges tordues, les veines saillantes et bleuies, la langue débordant la commissure des lèvres dans un roulis incontrôlé, les paupières rougies par la conjonctivite, la surdité galopante, la diction désarticulée et incompréhensible, les propos incohérents, sont autant de manifestations de la déchéance immuable et irréversible. La caméra de Hady Zaccak saisit de près ces stigmates. Elle colle à la peau et aux yeux de sa bien-aimée. Elle effleure et parcourt, caresse et frémit, exalte et répugne. Cette auscultation a l’effet d’une consultation, d’un diagnostic médical, d’un état des lieux du corps avachi et des lieux et décors environnants qui se substituent aux visiteurs passagers. En l’absence de ces derniers peu présents en dehors de la réalité filmique, la vieille dame vit une solitude annihilante, à l’image des meubles et objets anodins qui reflètent le vide terrible d’une condamnée à mort en sursis. Henriette est prisonnière de son infirmité, de son engourdissement paralysant, de sa sénilité ravageuse. Les plans fixes au Green Beach, station balnéaire avec ses chalets et ses jetées, où la vieille a été déposée par sa famille, illustrent parfaitement son état. Il y a la mer et la laideur du paysage automnal qu’Henriette ne peut voir, la nourriture et les médicaments infects qu’elle doit ingurgiter contre sa volonté, la torture des questions-réponses que lui inflige son petit-fils qu’elle ne reconnaît pas. Il y a une impudeur et un malaise que le spectateur ressent face à l’acharnement du réalisateur et de son équipe à la faire parler, témoigner et se souvenir. Ces intrus sont là pour traquer les derniers recoins de sa lucidité vacillante, en multipliant les sollicitations verbales. Elle bouge, tend l’oreille, reprend la question et la reformule en la déformant, provoquant en même temps l’hilarité et la désolation du public. Elle est elle-même et une autre. Elle admet certains faits et s’étonne et s’offusque d’avoir commis d’autres. On apprend que c’est le grand âge et l’évanouissement de la conscience qui brisent l’amour propre et ternissent l’image de marque de l’individu censé se remettre en cause et accepter ses tares et ses torts. Elle ressemble par moments à un animal dans sa cage, acculé à faire le pitre pour plaire à un public complaisant. Ne peut-on la laisser mourir en paix ? N’est-ce-pas plus décent ?

A ces interrogations justifiées, il y a la consolation qu’apportent le cinéma et le documentaire particulièrement. Ya Omri (référence à l’âge et expression d’affection en même temps) qui aurait pu avoir pour titre, Henriette, portrait d’une vieille dame digne[2], est un condensé de la vie d’une femme durant les dix dernières années de son existence, comme l’indique le générique final, et au-delà, puisque les flash-back remontent à son enfance et sa jeunesse, à ses amours et ses déceptions, à ses réussites et ses échecs. A travers ce portrait et cet itinéraire, une chronique familiale est reconstituée. L’arbre généalogique rappelé et le contexte historique de la famille Massaad contrainte à émigrer dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle pour fuir les exactions et les conditions de vie difficiles sous l’Empire ottoman, sont des données édifiantes sur la diaspora chrétienne libanaise et son refuge au Brésil et dans d’autres pays d’Amérique latine. Pour distinguer le présent du passé, le changement de format de l’image est un bon indicateur, mais les scènes des précédentes années sont livrées en vrac, dans un procédé qui sacrifie la chronologie à la compréhension du cheminement de la vieille femme. Celle-ci étant incapable de raconter son passé, vu son état, il a fallu revenir à des enregistrements anciens, à des photos en noir et blanc de l’album familial et à l’intervention des proches parents, pour y parvenir. Si les archives sont nécessaires et pertinentes, le recours aux proches parents et à ceux qui s’occupent de la vieille dame n’est pas toujours réussi. La fille et le fils ne parviennent pas à être eux-mêmes tandis que la bonne, Santina, naturelle et insouciante devant la caméra, est truculente comme sa maîtresse, Henriette. Cette dernière est montrée dans un quotidien lavé de tout avilissement. Elle est certes touchante jusqu’à l’attendrissement, gâteuse jusqu’à l’effarouchement mais jamais souffrante et geignante. On laisse au spectateur le soin de penser à ce qui n’est pas dit ou dévoilé. Il doit imaginer les longues nuits de râles et de cris, les insomnies et les délires, les pleurs et les peurs, le refus de s’alimenter et de se soigner, les humiliations de la malpropreté etc. Hady Zaccak veut garder en mémoire la bonne impression d’une centenaire qui a su maintenir, en dépit du poids des ans, une forme de lucidité et de présence au monde miraculeuse. Dans son souvenir et grâce au cinéma, sa grand-mère restera une icône sacrée.

Ce souvenir, seul le documentaire le reconstitue et le perpétue dans sa réalité et sa vivacité. Rompu à cet exercice (une vingtaine de films à son registre), Hady Zaccak sait capter des instantanés et des sorties inattendus. Des répliques fusent à l’insu des personnages, au moment où la caméra tourne et où la prise de son (très bon travail de Mouhab Shanesaz et Emile Aouad) capte les moindres bruissements des éléments de la nature et des ambiances. Les réactions à chaud relèvent de l’improvisation et de l’imprévisible et semblent avoir surpris autant le réalisateur-scénariste et son équipe durant le tournage que le spectateur. En revanche les documents et les extraits de livres lus devant Henriette et soumis à son entendement, ne sont qu’un prétexte pour informer et donner de l’épaisseur au scénario car la destinataire n’est pas en mesure de les comprendre. Evidemment le film a exigé de longues années de préparation et de longs mois de montage (voir l’entretien avec Hady Zaccak) envisageables dans l’idée même de suivre un personnage sur plusieurs années. Le tri des photos, des vidéos et des enregistrements appartenant à des registres et matériaux différents, est une entreprise laborieuse qui exige patience et méticulosité. Le réalisateur et son équipe ont été à la hauteur de la tâche, malgré certaines scènes itératives et quelques longueurs.

Dans un monde gagné par le vieillissement de la population et une progression constante de l’espérance de vie (3 mois par an dans les pays développés), Henriette est incontestablement un prototype de la catégorie des femmes centenaires.[3] Si son portrait semble aujourd’hui extraordinaire, il le sera moins demain. Henriette qui fait rire et pleurer maintenant, fera à peine sourire et intriguer dans un monde peuplé d’un grand nombre de valétudinaires et de vieillards cacochymes.

 

Notice biographique : Joseph Korkmaz est Professeur à l’Institut d’études scéniques, audiovisuelles et cinématographiques de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth (IESAV – USJ). Docteur en études théâtrales et cinématographiques de l’Université de Paris I – Panthéon Sorbonne (1985) et détenteur d’une licence d’enseignement en Lettres Françaises de la Faculté de Pédagogie de l’Université Libanaise (1978), il est également enseignant et coordinateur au Lycée L’Athénée de Beyrouth depuis 1979, et animateur du ciné-club du CNC (1974-1975). Il est le fondateur et le rédacteur en chef de la revue Regards.

 

[1] BEAUVOIR Simone de, La Vieillesse, Gallimard, 1970.

[2] - Allusion à La Vieille dame indigne (1965) de René Allio.

[3] L’INSEE estime le nombre des centenaires en France début janvier 2016 à 21000 dont cinq sur six sont des femmes. In Insee Première – No 1620, 3/11/2016.