De l’historien au citoyen : une nouvelle génération d’artistes libanais à la conquête de la réconciliation d’après-guerre

Joséphine Parenthou

ENS Lyon

 

 

Abstract : Vingt-huit ans après sa fin, la guerre civile libanaise demeure un thème prégnant des œuvres et discours d’artistes beyrouthins là où la société et les institutions en ont fait un tabou. L’art constitue dès lors une entrée privilégiée d’appréhension du contexte social et de ses évolutions dans l’après-guerre. L’effectivité du processus de réconciliation, voire sa monopolisation par les acteurs du monde de l’art, peut être mesurée par des voies non-institutionnelles. Plus encore, la mutation des représentations de guerre dans l’art, entre une génération de guerre et une génération d’après-guerre, reflète une redéfinition de la figure et du rôle de l’artiste dans son rapport au politique : autrefois artiste-historien, l’artiste-citoyen d’aujourd’hui révèle un changement notable dans la conception sociale du Liban, qui repose sur la décommunautarisation urbaine et la désassignation identitaire.

 

Mots-clés : mémoire – représentations mentales – réconciliation – après-guerre – artiste-citoyen – pratiques artistiques.

 

 

 

It was very difficult for me to talk about something else. I wanted to exorcise the war from within me. War is imprinted on our memories, and it’s difficult to erase”, Bahij Hojeij

  1. Les artistes libanais s’emparent du thème de la guerre et abreuvent d’images une scène artistique alors détruite ou exilée. Ils décident d’écrire l’histoire et transmettre la mémoire de la guerre pour une société bientôt plongée dans une amnésie imposée, devenant ainsi des artistes-historiens[1] qui façonnent les représentations de la guerre civile libanaise (1975-1990). Ce rôle sera confirmé par les conséquences d’une transition immorale[2] où la guerre devient le moteur de la création libanaise contemporaine autour d’artistes comme Ziad Doueiri, Fouad Elkoury, Ghassan Sallhab, Akram Zaatari…

D’autres artistes, nés après la guerre civile, apparaissent ensuite dans le paysage artistique beyrouthin : ils sont photographes (Myriam Boulos, Carmen Yahchouchy, Patrick Mouzawak), graffeurs (Yazan Halwani, Spaz, Eps, Exist), illustrateurs (Tracy Chahwan, David Habchy, Samandal Comics), vidéastes et animateurs (Kabrit, Jad Tannous), ou encore musiciens (Tarabeat, Kid Fourteen) et confirment une identité artistique libanaise centrée autour du thème guerrier et de ses déclinaisons.

La représentation esthétique et discursive de la guerre émerge et se nourrit de l’histoire clivée et non résolue du Liban post-guerre civile. La pacification de 1989 des accords de Taëf s’est muée en véritable transition immorale dès que la loi d’Amnistie générale eut donné un blanc-seing aux seigneurs de guerre, bientôt reconvertis en personnel politique et empêchant ainsi tout « rétablissement véritable d’une réconciliation nationale »[3] grâce à la justice transitionnelle et l’établissement de la vérité. Intensément critiquée par les artistes, l’amnésie imposée est donc à l’origine de cette impossible réconciliation libanaise car elle a renforcé le trauma de guerre et l’incapacité à se projeter dans l’avenir. Plus encore, la surreprésentation de la guerre dans l’art contredit l’injonction à l’amnésie officielle et l’absence de mémoire commune, c’est-à-dire qu’elle entre en opposition avec les tenants de la « non-histoire » officielle… que sont les acteurs institutionnels et politiques.

Nous avons décortiqué cette omniprésence de la guerre en art au fil de quatre années de projets, d’observations et d’entretiens menés avec des artistes aux pratiques et personnalités diverses[4]. Et, comme Arnaud Chabrol l’avait déjà perçu, cette thématique dépasse les segmentations disciplinaires :

La diversité des disciplines et formations artistiques représentées semble cependant rebelle à toute catégorisation, à toute tentative de regroupement, forcément restrictives. Mais derrière cette hétérogénéité apparente et revendiquée transparaissent néanmoins certaines constantes dans la nature structurelle des œuvres et des événements culturels[5].

La constante de la guerre traverse ainsi le champ artistique beyrouthin en reconstruction, au point d’y indexer les possibilités et les enjeux de reconnaissance des artistes dans un espace culturel peu ou prou réglementé et soutenu par les institutions. Cependant, ni les enjeux de reconnaissance ni le constat d’une surreprésentation thématique de la guerre n’expliquent à eux seuls ce que l’art fait ou dit de la société libanaise d’aujourd’hui – et ce que l’engagement de l’artiste révèle de son rapport au monde social.

Car en réalité la persistance visuelle du thème guerrier oblitère un changement profond de la figure de l’artiste et du rôle qu’il s’assigne dans un contexte de longue après-guerre. Si la génération de guerre se construisait par la figure de l’artiste-historien, force est de constater que la génération d’après-guerre[6], c’est-à-dire les artistes nés après 1989, se construit autour d’une figure d’artiste-citoyen notamment développée par Violaine Roussel.

Pour la première, la figure de l’artiste repose sur trois grandes caractéristiques : une posture fataliste et sceptique qui vise à « critiquer les idées échouées du passé au lieu de proposer des idées pour l’avenir » ; un refus de l’engagement partisan ; une réflexion artistique sur les notions d’histoire de mémoire, dont le but est d’aborder « de front la mémoire du conflit »[7] pour rendre soi-même compte de ce passé.

Pour la seconde, la pratique repose sur la construction de l’avenir au quotidien plus que sur la réflexion critique : l’artiste-citoyen adopte une « figure individualisée, ponctuelle et pédagogique de l’engagement » qui essaie de « faire comprendre des dossiers complexes à des citoyens supposés éloignés des savoirs experts et des débats politiques, afin qu’ils « se posent des questions » et « se sentent concernés » »[8]. Cette figure émerge à partir des attaques israéliennes de 2006 chez des jeunes qui n’avaient jamais expérimenté la guerre ou son danger imminent : ce moment, unique, signe notamment la naissance du graffiti au Liban (Beirut ma betmout de Siska et Prime), l’essor du cinéma d’animation (Beirut d’Ely Dagher) et le succès de la musique indépendante (Mashrou’ Leila…).

Malgré donc l’apparente constance du thème guerrier, des représentations[9] radicalement différentes se font jour et illustrent cette opposition a priori entre l’artiste-historien et l’artiste-citoyen. En partant de cette prénotion d’une opposition représentationnelle de la guerre, il s’agira de mettre au jour ce qui s’apparente plutôt à une évolution et à une cohabitation de représentations différenciées de la guerre civile, vécue différemment pour la génération de guerre et la génération d’après-guerre. Cette évolution des représentations traduit une évolution de la figure de l’artiste qui, par son engagement et son ancrage dans le monde social beyrouthin, pose la question de l’évolution d’une partie de la société d’après-guerre et de l’effectivité du processus de réconciliation, si l’on admet avec Howard Becker que « l’art reflète la société dans son ensemble »[10].

 

De ce qui est à ce qui doit être : un changement représentationnel profond occulté par la persistance du thème guerrier

Violences physiques, violences symboliques

Durant et juste après la guerre, la dénonciation artistique de la violence est le fruit d’une approche documentaire, archiviste et historienne qui légitime l’artiste : le témoignage et la docu-fiction remodèlent la figure de l’artiste, qui prend corps dans la notion d’artiste-historien. Les représentations contenues dans les œuvres ne sont pourtant pas un donné objectif : au contraire, Monique Bellan rappelle que « l’artiste a une autre façon [que les journalistes] d’observer et de rendre compte de la réalité ». Le prisme artistique offre ainsi une plus grande liberté dans le traitement du sujet guerrier, où la ligne de séparation entre documentaire et fiction devient floue et incertaine car, en l’absence d’une histoire et d’une mémoire concertée du conflit, « témoignage et fiction relèvent d’un même régime de sens »[11]. Le paradoxe entre prétention à l’objectivité historique et fusion du régime de vérité et du régime de fiction sert à montrer l’incertitude de l’histoire, du fait que la « politique de la vérité »[12] dépendrait des détenteurs du pouvoir[13]. La recherche d’une nouvelle vérité vise donc à dénoncer la violence des tenants du pouvoir (et du savoir) et à « transformer la violence en un objet de contemplation esthétique » [14]. L’artiste-historien utilise ainsi très souvent le cinéma et la photographie, perçus comme des médiums objectifs au sens où ils captent le réel plus qu’ils ne le représentent. En 1998, la sortie de West Beyrouth de Ziad Doueiri marque l’apogée de cette démarche : le tournage d’une fiction dans les ruines, réelles, de la ville juste après la guerre sert simultanément la démarche esthétique du réalisateur et son désir de témoigner d’un ressenti et d’une expérience communs de la violence. Les artistes usent de sujets anodins pour parler de différents types de violence – comme ici l’imposition absurde d’une différence communautaire entre le jeune Tarek, sunnite, et May, chrétienne – partant de ce principe de fusion du témoignage fictionnel et de la vérité historique. Ziad Doueiri en fera le leitmotiv de son œuvre cinématographique, puisqu’il n’hésite pas, dans L’Insulte (2017), à insérer des vidéos d’archives du massacre du village chrétien de Damour pour légitimer son propos : la métaphore du procès offre ainsi un espace de discussion à cœur ouvert et de résolution du conflit entre chrétiens et palestiniens au sein même du film. Cependant, il ne recompose les histoires individuelles et n’aborde le présent qu’afin de mettre en lumière un pan de l’histoire nationale.

Les artistes-citoyens en revanche se définissent par l’utilisation d’éléments du passé afin de réparer le présent, là où l’artiste-historien parlait et représentait la guerre comme une fin en soi. Cette inspiration, mais aussi l’insuffisance de ce traitement artistique et historique, vont conduire à une extension des acteurs et des temporalités de la violence : elle en vient à ne plus se limiter aux combattants et aux victimes ou au temps de guerre avec un avant et un après clairs et définis. Dans sa série photographique My Mother’s Gun (2015), Carmen Yahchouchy refuse de représenter la femme comme la contrepartie victimaire de la violence masculine et opte pour son propre rapport à la violence. Sa question est simple : « pourquoi les femmes portent-elles des armes, et pourquoi les cachent-elles aux hommes ? » My Mother’s Gun déplace le cadre de la violence en mettant en lumière la militarisation féminine : par l’achat d’une arme personnelle, elles trahissent l’imaginaire collectif de « pureté » de la mère et s’emparent de l’injonction à la virilité attendue des hommes. Sa seconde série, Beyond Sacrifice (2016), est la contrepartie de cette rupture normative : elle illustre les itinéraires de femmes seules, vues comme des rappels permanents au passé et à la mort des maris, pères et frères. Cette violence est symbolique et tout à fait contemporaine : il s’agit de l’exclusion sociale de certaines catégories parce que leur existence même va à l’encontre du principe d’amnésie.

Cette investigation du présent croise désormais celle d’une prévention de l’avenir dans le court-métrage d’animation Amal (2018) de Raoul Mallat : ce docu-fiction reconstitue l’exil d’Amal[15], une enfant syrienne, de Lattaquié à Beyrouth. Avec ce détour par l’autre, il remet en sens et se réapproprie le vécu émotionnel de son pays et de ses parents : le film se conclut lorsqu’Amal redevient actrice de sa propre vie là où elle était auparavant présentée comme passive. L’analogie avec le cas syrien s’interprète aussi comme un désir de réparer chez l’autre ce qui n’a pu l’être dans son propre pays : reconstituer les trajectoires et traumas des réfugiés syriens serait un premier pas pour qu’ils puissent ensuite réaliser leur travail d’histoire et de mémoire.

 

Du communautarisme triomphant à la recréation de l’espace comme « musée du peuple »

Le sentiment d’une « guerre pour rien »[16] se fonde sur le triomphe du communautarisme dans l’après-guerre libanaise, alors même qu’il avait été l’un de ses déclencheurs. Il se manifeste entre autres par la segmentation urbaine accrue de Beyrouth, fruit d’une « reconstruction manquée »[17] confirmée par l’échec de Solidere, la Société libanaise pour le développement et la reconstruction du centre-ville de Beyrouth fondée par Rafiq Hariri. Cette segmentation découle du drame urbain provoqué par la guerre, entre déplacements et recompositions territoriales, marqueurs de territoires idéologiques[18] et de destructions multiples. L’exploration de la ville et des ruines sera très vite prisée des photographes, à l’instar de Fouad Elkoury qui immortalise dans Civil War l’état de la ville entre 1977 et 1986. Plus récemment, le photographe et historien de l’art Gregory Buchakjian réalise Abandoned Dwellings (2009-2018), une série photographique et une thèse d’urbanisme sur les fonctions des habitats abandonnés de Beyrouth durant la guerre. Sa posture d’artiste-historien toujours actif s’affirme durant son enquête, car il met l’accent sur le dialogue entre histoire et mémoire, sur le référencement du passé urbain et sur la nécessité de conserver ces traces du passé dans le présent. On retrouve aussi cette démarche dans la musique, du fait que les artistes se connaissent et s’interconnaissent au-delà des disciplines, suivant une logique d’entre-soi socioculturel et intellectuel :

On a décidé de prendre [Soapkills] comme nom pour le groupe parce qu’on sentait qu’à Beyrouth on était en train d’effacer dans les années 1990 toute trace de la guerre à l’époque où Solidere faisait la reconstruction dans le centre-ville. C’était fait de façon très hâtive et sans une réelle réflexion sur l’histoire, sur le pourquoi et… donc on sentait que c’était un peu un nettoyage au karcher, on sentait que ça tuait un aspect essentiel de notre histoire. Parce que j’ai grandi avec la guerre, donc un peu comme si aussi on effaçait les traces, le décor de mon enfance.[19]

La prise de position du musicien Zeid Hamdan, fondateur du Lebanese underground, est propre aux artistes-historiens : effacer les habitats abandonnés et les traces de la guerre, c’est effacer leurs histoires individuelle et collective. Ce refus de toucher à l’espace urbain, mémoire et cimetière du passé, alimente cependant un communautarisme social et religieux, dès lors que chaque membre d’une communauté perçoit visuellement les griefs infligés au groupe. Cette position mène à une impasse dans le processus de réconciliation, impasse fondée sur le dilemme entre préservation du patrimoine historique et réduction de l’hyper-segmentation urbaine. En 2016, ce dilemme provoque une querelle entre Anciens et Modernes autour de l’œuvre War Peace du street-artiste Potato Nose. A la vue du Holiday Inn recouvert de personnages enfantins, Gregory Buchakjian s’exprime ainsi : « this is an outrage ! An outrage to Beirut, an outrage to memory, an outrage to everything! ». Cette virulence est significative du changement représentationnel de la guerre et de la façon dont les artistes gèrent la problématique de la réconciliation dans l’espace urbain. Potato Nose, lors d’une interview pour Al-Jazeera, justifie au contraire son œuvre comme le besoin d’entrer dans une vision réparatrice de l’art, c’est-à-dire qu’il devrait utiliser les traces de la guerre pour réintroduire la perspective d’un avenir commun dans la cité : « I understand that many people will see it like I am doodling over history, which is not the case. I opened up a debate that was already there – should we fix all the scars of the war, or should we keep them? »[20].

Cette transgression visuelle se couple d’une transgression socio-spatiale, leitmotiv originel du graffiti beyrouthin car en investissant tous les quartiers de la ville, les graffeurs rompent l’injonction communautaire à rester cantonné dans « son » quartier :

Je considère le tag comme un message très public, qui existe pour tout le monde… C’est le musée du peuple. C’est le peuple qui décide si ça le marque ou pas, s’il peut prendre quelques instants pour décrypter le message… c’est pour ça que je préfère que ce soit un message positif plutôt que négatif [Kabrit, mars 2016].

Le désir de faire de la rue un « musée du peuple » agrée l’idée que le graffiti, discipline exemplaire de l’art citoyen à Beyrouth, contribue à la redéfinition d’un espace public entendu comme lieu de rencontre démocratique, accessible, dont la vocation est d’intégrer tous les membres de la cité. Eps représente ainsi un ouvrier syrien fumant des cigarettes pour rappeler « qu’ils font partie de la ville, ils se lèvent tous les matins pour être surexploités par des mecs enfermés dans des tours et… ouais, ils font partie de Beyrouth comme nous » [Eps, juillet 2015]. Le graffiti propose ainsi une décommunautarisation visuelle de l’espace par le principe transgressif. Alors que la génération de guerre traite frontalement le problème du communautarisme religieux, comme chez Nadine Labaki et Ziad Doueiri, de nouveaux artistes y substituent une lecture socioéconomique de l’espace beyrouthin. C’est le cas de Tracy Chahwan dans sa première bande-dessinée, Beirut Bloody Beirut (2017), qui retrace l’escapade nocturne de deux jeunes libanaises à travers la capitale. Sa recherche documentaire constitue une transgression spatiale en se rendant dans la banlieue sud de Beyrouth après l’attentat du 12 novembre 2015. Elle est aussi sociale, puisqu’elle dialogue et entretient des rapports avec les habitants de ce quartier dont tout la sépare a priori, puisqu’elle provient d’un milieu socioculturel élevé et internationalisé : fille du poète Charles Chahwan – lequel est apparenté à la figure de Charles Bukowski plus qu’à l’archétype orientaliste du poète arabe – elle reconnaît que son parcours et ses études à Paris puis à l’Académie libanaise des Beaux-Arts ne la prédisposaient pas à côtoyer des quartiers populaires. Par cette double transgression spatiale et sociale – ou spatiale donc sociale – elle transmet un propos sur l’acceptation de la diversité dans l’espace urbain et sur le désir d’y accéder : 

Pour la BD j’ai eu envie d’aller sur cette thématique des quartiers de Beyrouth, donc des différentes couches sociales de Beyrouth. Parce que c’est ça que tu comprends quand tu te balades dans la ville : les différences sociales » [Tracy Chahwan, janvier 2017].

Le graffeur Exist [janvier 2017] synthétisera cette substitution paradigmatique en identifiant trois catégories sociales à Beyrouth, longtemps occultées au profit d’une lecture confessionnaliste[21] : traditionnelle, hypermoderne et intermédiaire, bien que cette dernière corresponde en réalité à une « classe moyenne supérieure » à forts capitaux socioculturels hérités et acquis. Ces transgressions en faveur de la mixité sociale et urbaine s’accélèrent dans les années 2000 avec l’essor de nouvelles disciplines, qui ouvrent un espace des possibles inédit pour des individus issus de milieux plus traditionnels – soit des outsiders – alimentant ainsi une démocratisation relative de la pratique artistique à Beyrouth.

 

Une identité, des identités, quelle(s) identité(s) ?

La norme communautaire s’inscrit dans un cadre plus large d’assignations identitaires héritées[22] par lesquelles l’individu se conforme à un mode d’être social : l’assignation a pour résultat d’essentialiser l’individu, qui n’est identifié que par et pour le groupe. En tant que destructivité du sens[23] et de la norme, la guerre a créé un profond sentiment d’absurdité dans l’ensemble des couches sociales libanaises. Cette perte de sens, renforcée par le triomphe du communautarisme institutionnel, va dès lors impulser un vigoureux mouvement de remise en cause de ces assignations : ce refus deviendra, dans l’après-guerre, une manière de gérer le trauma d’une violence fondée sur la logique d’assignation confessionnelle et territoriale. Le premier mouvement portera, certes, sur le confessionnalisme et plus largement sur un essentialisme renouvelé par la guerre. L’utilisation de l’absurde et de l’humour noir se répand chez les peintres et illustrateurs, dont Rafik Majzoub (bien que jordanien) et Mazen Kerbaj : ses dessins au vitriol sur sa condition « d’enculé d’arabe »[24] révèlent un « ras-le-bol » des préjugés historiques et culturalistes récents, qui visent à légitimer l’immobilisme ou la violence d’une supposée essence arabe. Chez ces artistes, on note cependant une position hybride car ils n’appartiennent plus vraiment à la vision de l’artiste-historien et pas encore complètement à celle de l’artiste-citoyen. En effet, ils rompent avec la seule dénonciation confessionnaliste et le fatalisme des premiers ; pour autant, ils n’appartiennent pas aux seconds qui nient complètement la logique confessionnelle quitte à, parfois, se détacher un peu trop des représentations populaires. Cette hybridation rappelle que les transitions générationnelles ne sont pas des processus linéaires mais de cohabitation et d’interpénétrations multiples ; elle montre également que ces artistes demeurent pour l’essentiel tenus d’analyser, dans leurs œuvres, le monde sociopolitique à travers les grilles de lecture issues de la guerre. C’est notamment avec eux que la dénonciation des normes sexuées éclot, grâce à la caricature et la représentation absurde de l’injonction à la virilité : Samir, le personnage principal du long-métrage Tombé du ciel (2017) de Wissam Charaf, est à ce titre une personnification récente de la martyrologie et du mythe du combattant. On relève également les nombreuses critiques de la domination patriarcale, chez Nadine Labaki ou Zena el-Khalil mais, plus récemment, un véritable travail de reformulation et d’inversion de l’image de la mère et de la femme comme victimes – image confortant leur minorité juridique[25] et la hiérarchie sociale qui en découle – a émergé : dans My Mother’s Gun, Beyond Sacrifice et Nightshift, les photographes Carmen Yahchouchy et Myriam Boulos montrent ainsi la force des femmes et les présupposés infondés de leur infériorité. Ces positions esthétiques et politiques d’actualité sont progressivement redirigées vers une déconstruction des normes de genre, de sexualité et une défense du respect des droits humains. Cette montée des thèmes sociétaux s’opère avec et grâce au renouveau progressif de la société civile au Liban[26], à l’essor d’un accès généralisé à internet[27] et à l’interpénétration croissante des élites intellectuelles cosmopolites[28].

De manière générale, le refus des assignations identitaires constitue le changement le plus profond dans la perception du monde social depuis la fin de la guerre : il dévoile une société libanaise en reconstruction là où on la figurait immobile – ne se fiant qu’aux lectures communautaires, régionales, politiques et familiales. Cette désassignation identitaire s’illustre sous plusieurs formes : le positionnement discursif de l’artiste, que nous avons mentionné, sa figure d’artiste et sa pratique artistique. Chez Jean-Marc Poinsot, la figure de l’artiste permet une distinction entre identité privée et identité publique – quasi-inexistante dans la stratification sociale libanaise d’après-guerre – en particulier grâce à la reconnaissance et la signature : l’intérêt de la signature est de prouver l’authenticité d’une œuvre et la valeur d’un artiste, non de l’individu qui se trouve derrière elle. Même sans amour particulier de l’art, un client achètera ou commandera une œuvre non parce qu’elle provient d’un maronite ou d’un druze, mais bien parce que la reconnaissance publique de l’artiste lui offre un surplus de reconnaissance sociale. Quant à la pratique, il s’agit bien d’une transformation de l’individu en activité : on ne l’identifie plus par son essence mais par ce qu’il fait, c’est-à-dire par des œuvres et des discours. Les études des institutions, parce qu’elles ne s’intéressent pas aux pratiques sociales off, sont aveugles à ce qui est en train de se faire : dans notre cas, le recours à la pratique artistique « permet de redéfinir la situation et de se couler dans un rôle universel, on est ainsi défini par une qualité indépendante de l’appartenance assignée »[29]. In fine, la désassignation identitaire s’applique aussi bien à l’artiste qu’à son interlocuteur, qui accepte de jouer le jeu en le reconnaissant pour sa pratique et sa production unique.

Cette déconstruction des assignations ouvre la voie à une réflexion sur l’identité perçue comme individualité, là où le groupe demeure une catégorie normative essentielle. De nombreuses œuvres ont illustré ces problématiques identitaires, dont l’exil et les pluri-identités – en témoigne l’œuvre graphique de Zeina Abirached[30]. Généralement, les doubles appartenances posent la question « comment puis-je être à la fois oriental et occidental ? » et sont source de conflit identitaire profond pour des artistes qui parlent parfois de schizophrénie, à l’instar du rappeur Rayess Bek, membre fondateur du groupe Aks es-Ser :

Ma vie coupée en deux mentalités moyenâgeuses

On s’adapte aux deux langages, on s’adapte au double jeu

A l’est jouer l’européen au français impeccable

A l’ouest fils du bled t’es fier d’être un arabe

A force de faire le caméléon entre les deux extrêmes

Je crois que j’en suis devenu schizophrène

Schizophrenia

لبنان عايش انفصام الشخصية[31]

Je perds mes repères par milliers

Je les retrouve dans le son

Je change de caractère et d’attitude selon

Schizophrenia

Jongler entre le français et l’arabe libanais dans ses chansons concrétise ce conflit identitaire : il s’agit d’affirmer son identité libanaise au même titre que la française, l’arabe étant traditionnellement dévolu à la littérature et aux chanteurs libanais classiques. D’autres cependant posent une question qui fait fi des catégories préexistantes : comment, au-delà de tout ce qui nous différencie, se dessinent les contours d’un self-being non réductible à nos appartenances ? Carmen Yahchouchy et Myriam Boulos y répondent par un « art de l’intime », qui donne la parole à leurs sujets tout en s’adressant au public grâce aux expositions :

J’suis très dans l’intime, dans l’émotion, dans les chambres. C’est l’espace intime où tu peux ou ne peux pas entrer. And when you have access to it it’s really… they give you something from their own and personal self being [Carmen Yahchouchy, mars 2018].

Plus je cherche dans la cité à quoi j’aurais pu appartenir, plus je me construis individuellement [Myriam Boulos, mars 2018].

Pour Myriam Boulos, l’exploration des différents groupes sociaux vise à comprendre comment elle se rapproche d’eux et comment elle s’en différencie. Ce processus est présent dès 2013 dans Vertiges du matin et s’affirme dans The mold I melt in (2016), une série sur les habitants « traditionnels » du village de Ras Masqa. De plus en plus, elle aborde simultanément l’individuel et le collectif en se photographiant directement avec ses sujets et non face à eux. Carmen abonde en ce sens lorsqu’elle nous avoue que, selon elle :

Les gens au Liban ils ont peur de dire la vérité. Ils pensent qu’ils sont seuls, qu’ils vivent quelque chose que personne ne vit alors qu’en fait ils sont des millions à vivre la même chose [Carmen Yahchouchy, mars 2018].

Chacun à sa manière, les artistes proposent une redécouverte de l’individualité et de la capacité à se penser comme unique : il s’agit de se détacher de modes d’identification collectifs et d’envisager l’identité comme une construction, moins comme une essence. Le pendant de cette individualisation est de promouvoir le dialogue entre individus et non plus entre « représentants » d’une communauté donnée. Ces changements représentationnels de la guerre sont le résultat d’un processus long, où temporalités et acteurs s’interpénètrent et naviguent en zone incertaine. Cette mutation esthétique et discursive n’est donc évidemment pas fluide : elle se réalise par à-coups, et voit aujourd’hui cohabiter plusieurs générations artistiques, artistes-historiens et artistes-citoyens, qui créent pour s’approprier le même espace-temps de la Beyrouth contemporaine.

 

L’artiste-citoyen, acteur d’une société en reconstruction

Un nouveau rapport au politique : inclusion, participation et proximité

Ces représentations traduisent un nouveau rapport de l’artiste à la notion d’engagement et, plus largement, au monde sociopolitique. Pour Violaine Roussel et Sébastien Biset, l’essor de l’artiste-citoyen n’est possible qu’avec la dépolitisation (apparente) de l’art, qui résulte ou accompagne « la dépolitisation du rapport à la citoyenneté »[32]. Pour cette génération qui n’a pas vécu ou hérité des traumas de la guerre civile, le scepticisme et l’immobilisme des artistes-historiens se révèlent insuffisants dans la construction d’un futur désirable au Liban. La génération d’après-guerre se trouve dans une situation insoutenable, en évoluant dans un pays minutieusement normé par le paradoxe entre amnésie, tabou, et transmission transgénérationnelle des traumas de guerre à l’échelle nationale. Le rejet des aînés se traduit par une attitude dépolitisée, qui révèle paradoxalement une position contre le « politique » : dans les entretiens avec les artistes, le « politique » correspond à la classe politique dirigeante (seigneurs de guerre, milices) et aux élites économiques. Ces nouveaux artistes ont pour particularité de n’être pas spécialistes du discours politique, puisque « les prises de position prennent alors la forme d’exigences éthiques plus que d’un raisonnement politique appuyé sur une connaissance précise de la situation »[33].

Aux paradigmes idéologiques de leurs grands-parents (communisme, libéralisme, confessionnalisme, panarabisme, nationalisme) et au scepticisme de leurs parents ils substituent un discours et une pratique artistiques conçus comme des « micro-utopies de proximité » :

Il ne s’agit donc plus pour l’artiste de formuler des réalités imaginaires ou utopiques, mais de constituer « des modes d’existence ou des modèles d’actions à l’intérieur du réel existant, quelle que soit l’échelle choisie par l’artiste ». Cette distinction fonde le projet d’une esthétique relationnelle qui choisit de substituer aux utopies sociales et à l’espoir révolutionnaire des « micro-utopies » quotidiennes.[34]

On aborde désormais des sujets prosaïques, proches des récepteurs ; surtout, la méthode se veut ludique plus que philosophique, éducative plus que dénonciatrice. Conscients que les grandes idéologies n’ont pas abouties, les artistes favorisent une approche progressive et incrémentale. On abandonne définitivement le principe révolutionnaire en art pour y préférer une technique « douce », qui travaille les représentations des récepteurs. En sus des nombreux énoncés de micro-utopies liés à la conquête de droits spécifiques, les photographies de Myriam Boulos pour la campagne de prévention de lutte contre le sida « Ma santé est mon droit »[35] organisée par la Beirut Pride sont exemplaires. Quant à la proximité, elle se traduit dans le street-art par des graffitis collectifs, la participation des habitants ou la pédagogie, qui sont autant de moyens pour façonner autrement les représentations et les modes d’implication – voire de création – du citoyen. Par cette utilisation de la micro-utopie de proximité, l’artiste-citoyen ne cherche plus à convaincre ou à critiquer le politique mais pallie ses insuffisances :

J’pense que j’aurais pas été bien dans le fait d’essayer d’initier quelque chose [à propos de YouStink]. Mais le fait de penser de mon côté, et de faire les photos que je fais de mon côté, je dis pas que ça change quelque chose mais c’est l’idée de changer les choses en hyper petit à ma façon [Myriam Boulos, mars 2018].

Cette nouvelle figure repose sur un consensus discursif implicite et cohérent qui légitime les artistes au-delà de leur ancrage disciplinaire : il se traduit d’abord par le refus des catégorisations, conséquence directe du communautarisme et des assignations identitaires héritées ; il repose ensuite sur le refus d’un art commercial ou bourgeois, donc sur l’affirmation de l’indépendance éthique et artistique contre les élites économiques « hypermodernes » et politiques.

 

La construction de la citoyenneté comme suite « logique » du processus de sortie de guerre

Cette figure de l’artiste-citoyen s’insère dans un vaste mouvement de recréation de la citoyenneté et de la démocratie représentative. Si les acteurs institutionnels ont fait de l’après-guerre une transition immorale et que les artistes-historiens s’occupaient du travail mémoriel sur un mode cathartique, les jeunes Libanais quant à eux s’attachent à construire un espace propice à l’élaboration de pratiques démocratiques. C’est ainsi que l’on peut brièvement résumer le tournant décrit par Maud Stephan-Hachem lorsqu’elle observe les pratiques culturelles des jeunes Libanais ; les retours perpétuels à la guerre comme fondement de leur art servent à impulser une démarche proactive et réparatrice contre « les problèmes qui sont au fondement des difficultés des Libanais à construire un Etat démocratique »[36]. Les micro-utopies issues de ces nouvelles représentations de guerre visent donc à affirmer et à réaliser l’aspiration « à un Etat de droit, à la modernité, principalement comprise comme fondée sur le sécularisme et la démocratie ». Le mode d’engagement de l’artiste-citoyen est alors indissociable de cette aspiration large à la liberté et à la démocratie, à l’inverse d’un art politisé centré sur la contestation et l’opposition :

Ce dont on est ici témoin n’est donc pas une « politisation de l’art », (…) mais bien plutôt la manifestation de mutations contemporaines de la participation démocratique et, à vrai dire, des modes d’existence de « la démocratie » elle-même.[37]

Traiter quotidiennement de la guerre et de ses conséquences sur un mode proactif et volontariste n’est, finalement, pas tant un choix artistique et discursif en amont qu’une nécessité imposée : la capacité à réparer les séquelles de la guerre et à se pencher sur des thèmes progressistes est nécessaire – voire urgente pour certains – parce que c’est leur bien-être présent et futur qui en dépendent. L’engagement citoyen devient une entreprise vitale pour ces artistes qui n’ont pas vécu la guerre mais ont pu en souffrir[38], et désirent tout faire pour ne pas en vivre une ou voir leur situation se dégrader. La construction et la promotion d’un environnement pacifié, réconcilié et stable, sont une nécessité qui explique, aussi, leur méfiance face aux modes d’engagement politiques plus classiques comme les manifestations ou le militantisme de tous bords – d’où un retrait relativement rapide du mouvement YouStink, en 2015, interrogé puis dénoncé dans ses dérives par des artistes aux parcours divers : les graffeurs Kabrit, Spaz et Eps, les photographes Myriam Boulos et Patrick Mouzawak, le musicien Tarabeat… Par l’art ils promeuvent des solutions alternatives aux problèmes rencontrés dans la vie quotidienne, partant du principe qu’il est inutile de s’opposer frontalement au « système ». Si cette position traduit toujours une forme d’engagement, elle se construit partiellement grâce aux conclusions tirées de l’échec d’une attitude ouvertement oppositionnelle adoptée des artistes-historiens et qui pouvait déboucher sur des formes de censure ou d’auto-censure. La figure de l’artiste-citoyen agit donc comme un contournement des restrictions à la liberté d’expression sur les problématiques politiques.

Ce nouveau positionnement contribue à la réconciliation d’après-guerre par la création du vivre-ensemble autour de pratiques, de droits, mais également d’éléments culturels communs. L’artiste-historien, qui y participait grâce à une posture réflexive sur l’histoire et la mémoire, est accompagné de nouveaux artistes qui insistent à l’inverse sur l’icône et le poids de l’image. Leur facilité d’accès et leur interprétation ouverte permettent d’illustrer une culture « libanaise » et/ou « arabe » par l’utilisation de thèmes, d’objets et de personnalités consensuels. Il peut s’agir de billets de banque en livres libanaises chez Eps, du portrait géant de Sabah de Yazan Halwani, de la danse orientale traditionnelle d’Alexandre Paulikevitch ou de de la calligraphie arabe chez Kabrit, Moe, Ashekman… Cette nouvelle diégèse[39] ne provoque pas de réflexion argumentative ou critique, propre aux artistes-historiens, sur le contenu réel d’une culture commune aux Libanais, justement parce que la « lecture de l’image fait appel à un savoir qui se situe en amont d’elle-même et nécessite des connaissances antérieures issues de notre mémoire »[40]. Nul besoin pour cette culture d’avoir des contours précis puisqu’elle repose sur l’imaginaire d’un Liban « uni dans la diversité ». Cette culture ne s’insère plus dans une posture nostalgique propre aux intellectuels et artistes d’avant-guerre : elle vise au contraire à construire l’avenir sur un consensus culturel et esthétique propre au Liban postindépendance, non à souhaiter un retour dans le passé ou à puiser dans les débats politique et confessionnel.

 

Même si la guerre ne s’est « jamais vraiment terminée »[41] du fait d’une réconciliation manquée, nombreux sont les acteurs qui participent à la reconstruction d’un Liban délaissé par ses élites politiques, prenant à bras le corps des missions longues et délicates. Cela a débuté avant la fin de la guerre civile avec le témoignage et la documentation, notamment audiovisuelle, la constitution d’une histoire et d’une mémoire communes face à une amnésie bientôt imposée. Désormais, ce travail titanesque sert à la reconstitution d’un espace de vivre ensemble et non à côté de. Cette nouvelle vision passe en particulier par une volonté d’inclure et d’aider les habitants, de défendre de nouveaux droits, dont le progressisme social et écologique, et de créer une appartenance culturelle commune qui s’accorde avec la liberté d’être soi.

Si ces jeunes artistes sont aujourd’hui capables de penser la reconstruction, c’est grâce aux œuvres de leurs aînés, réalisées dans un contexte hostile et douloureux. La guerre comme sujet d’art est utilisée pour parler, mais aussi pour agir dans et sur le présent d’un Liban tiraillé par les instabilités internes et régionales. Le processus de sensibilisation par l’art aux problématiques de la mémoire et de l’amnésie historique, a constitué le préalable essentiel à l’émergence d’une démarche d’invention de la citoyenneté : sans l’artiste-historien, nul artiste-citoyen. Ainsi l’artiste-historien et l’artiste-citoyen sont deux figures complémentaires de celle, plus large, de l’artiste engagé dans le Liban d’après-guerre. Chacune de ces générations artistiques participe à l’inclusion progressive de la société libanaise dans son propre avenir en lui proposant une autre manière de se représenter et de représenter l’autre. En tant qu’images mentales mouvantes, les représentations véhiculées par ces acteurs participent donc intimement au succès du processus de réconciliation, bien au-delà de ses modalités les plus concrètes.

Si l’art crée un effet de loupe, ce nouveau rapport à l’engagement agite la société dans son sens large[42] et dont la pensée s’illustre dans une bulle[43] sociale en formation : composée de résidents du grand Beyrouth éduqués et cultivés, elle vise à interagir avec d’autres catégories socioculturelles et à construire un « Liban de demain », indépendamment de l’origine communautaire, territoriale, familiale, de l’orientation sexuelle, du niveau de richesse, et du passé.

 

 

 

Bibliographie

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Abstract (English) : Twenty-eight years after the ceasefire, the Lebanese civil war remains a constant theme for Beirut art works and speeches whereas society and institutions made a taboo out of it. Art constitutes a fortunate entrance for apprehending the social world and its evolutions in a context of long post-war period. The effectiveness of reconciliation process, even its takeover by artworld actors, can be measured through unofficial paths. Moreover, the transformation of war social representations within the artworld, between a war generation and a post-war generation, reflects a redefinition of both the artist figure and function in its relationship to politics: formerly a historian artist, the current citizen artist figure reveals a significant change in the social conception of Lebanon, which henceforth lays on detachment of urban communitarianism and identity labels.

Key words: memory; mental representation; reconciliation; post-war period; civic artist; artistic practices.

 

ملخص: بعد ثماني وعشرين سنة على انتهاء الحرب الأهلية ماتزال هذه التجربة موضوعاَ ثابتاَ للأعمال الفنية والثقافية في بيروت، في حين اعتبرها المجتمع والمؤسسات المعنية بالفن كأحد المحرمات التي لا يجب التعبير عنها، لهذا يشكل الفن أحد المداخل الأساسية لفهم النسيج الاجتماعي وتطوره بعد هذه الفترة الطويلة من انتهاء الحرب، حيث يمكن قياس فاعلية عملية المصالحة الاجتماعية واستحواذها من قبل جهات فاعلة في عالم الفن من خلال مسارات غير رسمية. كما ويعكس تحوَل التصورات الاجتماعية للحرب بين من عاصرها والجيل الذي جاء من بعده، حيث تم إعادة تعريف لكل من شخصية الفنان ووظيفته فيما يتعلق بالشأن السياسي: حيث أن من كان يسمى بالمؤرخ الفني أصبح الآن فنًان محلي لديه فهمه الخاص   المتطور للمفاهيم الاجتماعية اللبنانية، حيث فصل نفسه من الآن وصاعداً عن التعميمات المتعلقة بالهوية والطائفية.

الكلمات الرئيسية : ذاكرة ؛ تمثيل ذهني؛ مصالحة ؛ فترة بعد الحرب ؛ فنان محلي ؛ ممارسة فنية

 

Notice biobibliographique : Joséphine Parenthou est photographe et sociologue diplômée de Science Po Aix et de Normale Sup Lyon. Elle y a reçu des Prix d’Honneur pour ses premiers travaux : « Le graffiti à Beyrouth : trajectoires et enjeux d’un art urbain émergent » puis « L’art comme espace de réconciliation : mutation et usages des représentations de guerre dans l’art contemporain au Liban ». Sa recherche concerne le rôle des acteurs culturels dans les processus de sortie de guerre au Moyen-Orient. Elle travaille au Ministère des Affaires étrangères français pour le suivi du programme CEDRE et le volet culture en Méditerranée.



 

 

[1] Rogers Sarah, « L’art de l’après-guerre à Beyrouth », La pensée de midi « Beyrouth XXIe siècle », 2007/1 (n°20)

[2] Crowley John, « Pacifications et réconciliations. Quelques réflexions sur les transitions immorales », Cultures & Conflits, vol. 41, 2001.

[3] Skaff Charbel Jean, « L’amnistie et la justice transitionnelle. Un exemple : les accords de paix au Liban », Le Portique, 31/2013

[4] Ce travail de terrain est entamé dès 2014 à Beyrouth : notre activité de photographe et de graffeuse nous a permis d’intégrer cette scène artistique, d’y être légitime avant de transformer cette position d’artiste en position de sociologue. La proximité avec les artistes offrait l’opportunité d’accéder à des discours défaits des injonctions journalistiques et à des pratiques quotidiennes qu’un observateur ponctuel n’aurait pu percevoir.

[5] Chabrol Arnaud, « La fabrique artistique de la mémoire : effet de génération et entreprises artistiques dans le Liban contemporain » in Mermier Franck et Varin Christophe (dir.), Mémoires de guerre au Liban (1975-1990), Actes Sud / Sindbad, Presses de l'Ifpo, 2010

[6] La figure de l’artiste se construit comme une génération artistique, et non comme une génération numéraire : en prenant la génération comme un concept sociologique opératoire plus que comme une évidence du sens commun, nous souhaitons éviter l’écueil qui vise à « créer artificiellement des césures entre les groupes ainsi formés et des stéréotypes ». Voir Cartier Marie, Spire Alexis, « Approches générationnelles du politique », Politix, 2011/4 (n°96)

[7] Chabrol Arnaud, op. cit.

[8] Roueff Olivier, Roussel Violaine, Art vs. War. Les artistes américains contre la guerre en Irak, Paris, Les Presses de Sciences Po, 2011, Politix n°101 1/2013

[9] Nous entendons par représentation une « forme de connaissance, socialement élaborée et partagée, ayant une pratique et concourant à la construction d’une réalité commune à un ensemble social ». Le sens que l’on donne à la représentation est l’image mentale attachée à l’œuvre et ses récits autorisés, soit l’ensemble des « récits institutionnels systématiquement associés à la production des événements et prestations artistiques » qui concourent à sa compréhension et à sa pratique sociale. Voir Jodelet Denise in Galand Charles, Salès-Wuillemin Edith, « Apports de l’étude des représentations sociales dans le domaine de la santé », Sociétés, 2009/3 (n°105) ; Poinsot Jean-Marc, Quand l'œuvre a lieu. L'art exposé et ses récits autorisés, Les presses du réel « Critique, théorie & documents », 2008

[10] Becker Howard, Les mondes de l’art, Paris, Flammarion « Art, Histoire, Société », 2010 [1982].

[11] Chabrol Arnaud, op. cit.

[12] Bellan Monique, « Des représentations de l'histoire et de la mémoire dans l'art contemporain au Liban » in Puig Nicolas et Mermier Franck (dir.), Itinéraires esthétiques et scènes culturelles au Proche-Orient, Presses de l'Ifpo, 2007.

[13] Ce pouvoir est aussi désigné par les termes flous de système et de politique.

[14] Rogers Sarah, op. cit.

[15] « Espoir » en arabe.

[16] Corm Georges, Le Liban contemporain. Histoire et société, Paris, La Découverte « Essais », 2012 [2003]

[17] Verdeil Eric, « Reconstructions manquées à Beyrouth : la poursuite de la guerre par le projet urbain », Annales de la recherche urbaine, vol. 91, 2001

[18] Davie Michael, « Les marqueurs de territoires idéologiques à Beyrouth (1975-1990) » in Fresnault-Deruelle Pierre (dir.), Dans la ville, l'affiche, Université François-Rabelais « Sciences de la Ville », 1993

[19] Lebanon. Of Wars and Men (Frédéric Laffont, 2012, Liban/France)

[20] Stoughton India, “The Scars of war on Lebanon’s Holiday Inn”, Al-Jazeera, 30 décembre 2015 [en ligne]. Lien : https://www.aljazeera.com/news/2015/12/scars-war-lebanon-holiday-inn-151219082356997.html (consulté le 30 septembre 2018). Cet épisode est également abordé en entretien avec Gregory Buchakjian en décembre 2015.  

[21] Corm Georges, op. cit.

[22] Baamara Layla, « A SOS Bab-el-Oued. Rappeurs et rockeurs entre intégration et transgression à Alger », in Bonnefoy Laurent, Catusse Myriam (dir.), Jeunesses arabes. Du Maroc au Yémen : loisirs, cultures et politiques, Paris, La Découverte, 2013

[23] Lechevalier Bianca, « Les conséquences des traumatismes de guerre pour les générations suivantes. Transmission de la destructivité et du non-sens », Perspectives Psy, vol. 53, n° 1, 2014

[24] Œuvre partie d’une série de 2004 visible à l’adresse : http://kerbaj.com/pics/drawings%20&%20paintings/2004/01arabe.jpg

[25] Par vide juridique, la loi sur la nationalité de 1925 ne permet pas aux femmes libanaises de transmettre leur nationalité à leurs enfants. La gestion par la communauté d’appartenance des actes civils et la régulation du statut personnel constituent d’autres points de discrimination femmes-hommes au regard du mariage, du divorce, de la garde des enfants et de l’héritage. On compte encore des mesures discriminatoires dans le code pénal (sur l’adultère) et le droit du travail. Voir Abiyaghi Marie-Noëlle, « Les femmes et le droit au Liban. Questionnements à partir du concept de nationalité », Les Carnet de l’Ifpo, 2011 ; « Examen des rapports soumis par les Etats Parties conformément à l’article 18 de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes », CEDAW (Nations Unies), Deuxième rapport du 11 mai 2005

[26] Karam Karam, Le mouvement civil au Liban. Mobilisations, protestations et revendications dans l’après-guerre, Paris, Karthala-IREMAM, 2006

[27] Stephan-Hachem Maud, « L’expression des identités dans les pratiques culturelles des jeunes libanais », Public(s) « Pratiques culturelles et espace(s) public(s) », 2013

[28] Wagner Anne-Catherine, Les classes sociales dans la mondialisation, Paris, La Découverte « Repères », 2007

[29] Puig Nicolas, « Sortir du camp. Pérégrinations de jeunes réfugiés palestiniens au Liban » in Bonnefoy Laurent, Catusse Myriam (dir.), Jeunesses arabes. Du Maroc au Yémen : loisirs, cultures et politiques, Paris, La Découverte, 2013

[30] Nous renvoyons plus particulièrement le lecteur au Piano oriental (2015) et à Mourir, partir, revenir. Le jeu des hirondelles (2007).

[31] « Le Liban vit la schizophrénie »

[32] Roussel Violaine, Art vs. War. Les artistes américains contre la guerre en Irak, Paris, Les Presses de Sciences Po, 2011

[33] Ibidem

[34] Biset Sébastien, « Dépolitisation de l'art et pratiques de responsabilisation : quand le désengagement artistique appelle la tactique de l'usage », Marges, vol. 9, 2009

[35] «  صحّتي حقّي»

[36] Stephan-Hachem Maud, op. cit.

[37] Roussel Violaine, op. cit.

[38] Nous faisons certes référence à la transmission intergénérationnelle des traumas de guerre mais surtout, pour ces artistes, aux pressions sociales subies du fait d’une éducation et de trajectoires en porte-à-faux avec une société d’après-guerre crispée et cristallisée, malgré elle, autour des valeurs traditionnelles (ou à l’inverse économiquement « hypermodernes »), communautaristes et héritées.

[39] « Le décodage d’une image fait appel à une mémoire iconique, stock de références visuelles, ce que Michel Tardy appelle la diégèse » in Pauzet Anne, « Représentations picturales et imaginaires collectif », Ela. Etudes de linguistique appliquée, 2005/2 (n° 138)

[40] Ibidem

[41] Charaf Wissam, Dossier de presse Tombé du ciel, 2017 ; voir aussi Catusse Myriam « Un entretien avec Karam Karam, "Le Liban 27 ans plus tard : sortie de guerre ?" », Confluences Méditerranée, vol. 100, n° 1, 2017.

[42] Karam Karam, op. cit.

[43] Le terme indigène de « bulle » est abordé par 15 artistes enquêtés nés après 1989 (sur 19) lors des entretiens non-directifs.